samedi 29 juin 2024

Genevoix (nature)

Genevoix, Tendre Bestiaire § "La maison" : 

"[J]'ai vécu longtemps à la campagne ; en fait, à part quelques interruptions dues à mes lointaines études, puis à la guerre, jusqu'à ma soixantième année.

La guerre finie, j'avais rejoint mon père dans la petite ville où il vivait. Notre maison était dans le bourg, au bord d'une rue sans autres dépendances qu'un étroit jardinet : deux arbres, un marronnier, un cèdre, quelques arbustes, des fusains, des aucubas, quelques rosiers, on voit cela... Mais la campagne était tout près, la vraie : l'immense vallée où soufflait la brise océane, où passaient dans les nues d'équinoxe les grands vols de migrateurs. De la chambre où je travaillais, je voyais par-dessus les toits, à huit kilomètres de là, bleuir les pineraies de Sologne.

Chaque jour et quel que fût le temps, j'arpentais les chemins à ornières, les boqueteaux, les levées de Loire. J'appris ainsi, de saison en saison, à reconnaître les fleurs de l'herbe, des talus, des jachères et des friches. Les chants et les nids des oiseaux, les champignons, les bêtes furtives, les insectes des feuilles, ceux des mares, ceux qui dansent dans les rais de soleil venaient au-devant de mes pas, les entraînaient de merveille en merveille, me réhabituaient à une vie que j'étais en train d'oublier. Je ne médirai point des livres, à condition qu'ils n'excluent rien, qu'ils aident. Ce que je leur devais se décantait comme de soi-même à mesure que mes pas du jour, de source en source, orientaient mes pas du lendemain."


vendredi 28 juin 2024

Ramuz (nature et homme)

Ramuz, Remarques p. 106 [référence non-vérifiée] : 

"Le point de départ, c'est l'homme et l'homme est aussi le point de retour. Le beau, c'est la rencontre en lui de l'objet extérieur et d'un certain ordre de sentiments qui s'en empare et qui le fait entrer dans telle ou telle de ses combinaisons. Car la nature sans l'homme est dans un éternel exil : de sorte qu'il faut bien dire qu'elle soupire partout après la venue de l'homme ; comme si elle  avait quelque  chose  à  dire et ne pouvait pas le dire ; comme si elle avait besoin d'éclore et que, livrée à ses seules forces, elle ne le pouvait pas."


jeudi 27 juin 2024

Romains (caserne)

Romains, La vie unanime § La Caserne : 


"Oh ! Partir. Les soldats trépignent pour partir.

Leur espoir, se dressant sur la pointe des pieds,

Tâche d'apercevoir l'heure miraculeuse

Où la contrainte sera fauchée.

Et les mains, rudement, soupèsent l'avenir,

Palpent les mois, comptent les jours. Sur les cloisons

Elles gravent le nombre en chiffres frémissants.

Par tous ses hommes la caserne veut mourir.

Cette mort-là serait douce comme l'eau pure.

Se dissoudre soi-même ; être pulvérisée

Et lancée en débris par la haine de soi,

Sans qu'un seul élément pleure l'unité morte.

Sans qu'un individu se cramponne à la joie

De vivre chaudement au rythme de l'ensemble,

Et sans que l'unité pleure sa conscience ;

La belle mort !

Il y a des fusils debout aux râteliers,

Il y en a dans les sous-sols, dans les greniers.

Voilà ce qui pullule et ce qui germe en elle ;

La voilà la semence ! Elle connaît son sexe ;

Elle est féconde. Elle a de quoi créer, portant

Comme un ovaire lourd qui palpite et qui s'enfle,

Des morts futures par milliers après son ventre."


mercredi 26 juin 2024

Romains (nourriture)

Romains, Les Hommes de bonne volonté, vol. Le Recours à l'abîme, chap XVII éd. Bouquins t. 2 p. 651 : 

"D'abord je n'irai plus dans le monde, même si l'on m'invite... Et puis ce n’est pas là qu'on mange et qu'on boit à son aise... comme un charretier ! comme un charretier !" Il évoquait un fantôme propitiatoire, mais peu familier, dont il savait mal saisir les contours ; quelque Firmin Gambaroux, debout dans l'auberge, calé par les nourritures, puisant dans la viande, dans le sang des bêtes mangées, dans les fromages gras, dans le vin, de quoi mépriser toutes ces choses imaginaires, dépourvues de substance, comme les honneurs, les titres.

Il appela sa femme, et lui commanda pour midi un menu inaccoutumé : un gigot, avec beaucoup de pommes de terre ; pour commencer, du saucisson chaud à la manière de Lyon, qui lui rappellerait son enfance, du brie, du roquefort, une tarte de boulanger pour finir ; plus une bouteille de vieux bourgogne rouge. Sa femme, trop heureuse de le voir reprendre goût à la vie, retint les objections diverses qui lui venaient.

Il supporta assez bien ce premier repas, aidé qu'il était peut-être par son jeûne antérieur, et par une impression de défi encore toute fraîche. Ce que son corps éprouvait ressemblait moins d'ailleurs à l'ivresse des nourritures qu’à la réplétion. Il se sentait moins traversé par des sucs en surabondance qu’habité par des volumes insolites, et préoccupé d’en venir à bout."


mardi 25 juin 2024

Romains (Picasso)

Romains, Les Hommes de bonne volonté, Eros de Paris chap. XXII, Bouquins t. 1 p. 640 : 

"À l'autre bout de l'assemblée, Ortegal [= Picasso] subit un assaut courtois. On voudrait lui faire dire comment il justifie théoriquement les toutes dernières toiles qu'il vient de peindre. Que signifie cette décomposition des formes en éléments géométriques? Est-ce même bien d'une décomposition qu'il s'agit ? Ou son but n'est-il pas plutôt de créer par synthèse des formes entièrement neuves et arbitraires ? Ortegal sourit, se dérobe. Il lui arrive de lâcher, avec l'accent espagnol, un bout de phrase qui a la tournure d'une malice, mais qui est incompréhensible. Les gens, en effet, ne comprennent pas. Mais ils évitent d'insister, de peur de passer pour des sots."


lundi 24 juin 2024

Romains (Valéry)

Romains, Les Hommes de bonne volonté, Eros de Paris chap. XXII, Bouquins t. 1 p. 640 : 

'Strigelius [= Valéry] développe un parallèle qui lui tient à cœur entre l'imagination poétique et la cinétique des gaz. Il prétend que dans la cervelle du poète les idées élémentaires dansent, s'entre-choquent et rebondissent d'une manière aussi fortuite que les molécules dans le récipient que décrit Maxwell, et que le rôle de l'esprit, comme celui du petit démon de Maxwell, consiste tout simplement à ouvrir ou à fermer la trappe devant les idées qui se présentent par hasard. Donc le génie lui-même se réduit à une fonction de guet et de choix. Le génie n'est qu'une vigilance critique. Et l'inspiration, tout au plus une certaine température qui augmente l'agitation à l'intérieur du récipient. Mais Strigelius parle moins clairement qu'il ne pense. Il a un débit rapide et saccadé. De plus il évoque des notions qui ne sont pas familières à ceux qui l'écoutent. On le tient pour un esprit fumeux, voué à certaines marottes. Et aussi pour un impuissant. A trente-cinq ans, il n'a presque rien produit. S'il s'acharne à rabaisser le génie, c'est par dépit de n'en point avoir."


dimanche 23 juin 2024

Chalumeau (périurbains)

Chalumeau (Laurent), V.I.P., chap. 4 :  

"Les habitants des banlieues sont discriminés économiquement, mais en matière culturelle, bénéficient d’un préjugé favorable. Leur musique, leurs tenues vont être importées et recyclées par les élites intra-muros, ouvrant chaque fois certains couloirs d’intégration et d’émancipation au compte-gouttes. Pour le Bobo, usons de ce terme pour aller vite, les bénéfices d’un bon accueil réservé à quelques éléments de métissage sont multiples. Il donne ainsi des gages d’ouverture d’esprit, mais aussi de cœur. À la fois curieux artistiquement et insoupçonnable de racisme. Cerise sur le gâteau de sa ‘branchitude’, sa dilection encanaillée et, in fine, condescendante, pour les productions ou les codes vestimentaires banlieusards, achève de le distinguer du petit Blanc périurbain, qui, lui, vit plutôt le métissage comme une brimade et une relégation."