Genevoix, Tendre Bestiaire § "La maison" :
"[J]'ai vécu longtemps à la campagne ; en fait, à part quelques interruptions dues à mes lointaines études, puis à la guerre, jusqu'à ma soixantième année.
La guerre finie, j'avais rejoint mon père dans la petite ville où il vivait. Notre maison était dans le bourg, au bord d'une rue sans autres dépendances qu'un étroit jardinet : deux arbres, un marronnier, un cèdre, quelques arbustes, des fusains, des aucubas, quelques rosiers, on voit cela... Mais la campagne était tout près, la vraie : l'immense vallée où soufflait la brise océane, où passaient dans les nues d'équinoxe les grands vols de migrateurs. De la chambre où je travaillais, je voyais par-dessus les toits, à huit kilomètres de là, bleuir les pineraies de Sologne.
Chaque jour et quel que fût le temps, j'arpentais les chemins à ornières, les boqueteaux, les levées de Loire. J'appris ainsi, de saison en saison, à reconnaître les fleurs de l'herbe, des talus, des jachères et des friches. Les chants et les nids des oiseaux, les champignons, les bêtes furtives, les insectes des feuilles, ceux des mares, ceux qui dansent dans les rais de soleil venaient au-devant de mes pas, les entraînaient de merveille en merveille, me réhabituaient à une vie que j'étais en train d'oublier. Je ne médirai point des livres, à condition qu'ils n'excluent rien, qu'ils aident. Ce que je leur devais se décantait comme de soi-même à mesure que mes pas du jour, de source en source, orientaient mes pas du lendemain."