samedi 28 décembre 2019

Döblin (ville)


Döblin, Berlin Alexanderplatz [1929] traduction O. Le Lay : 
[c’est presque le début du roman ; le personnage, après plusieurs années de prison, est soumis à l’agitation de la grande ville]
« La punition commence. 
Il se secoua, déglutit. Il se marcha sur le pied. Puis il prit son élan et se retrouva assis dans le tram. Au milieu des gens. Parti. Au début c’était comme quand on est chez le dentiste, il a saisi une racine avec la tenaille et il tire, la douleur augmente, la tête va exploser. Il tournait la tête en arrière vers la muraille rouge, mais le tram filait et l’emportait sur les rails, bientôt il n’y eut plus que sa tête dans la direction de la prison. La rame fit un coude, des arbres, des maisons s’interposèrent. Des rues vivantes émergèrent, la Seestrasse, des gens montaient et descendaient. En lui ça criait d’effroi : Attention, attention, c’est parti. La pointe de son nez gelait, ça bourdonnait le long de sa joue. « Midi Journal », « B.Z. », « Le Nouvel Illustré », « Radio Actuel », « Tickets s’il vous plaît ». Les schupos ont des uniformes bleus maintenant. Il redescendit de la rame sans qu’on prête attention à lui, il était parmi les gens. Et alors quoi ? Rien. Un peu de tenue, cochon efflanqué, ressaisis-toi, t’vas tâter d’mon poing. Cohue, qué cohue. Comme ça remuait. Probable que ma cervelle a pus de graisse, probable qu’al’ est toute desséchée. Et puis tout ça. Magasins de chaussures, chapelleries, lampes à incandescence, bars à gnôle. […] Des centaines de vitres nickel, laisse-les briller, va, c’est toujours pas elles qui vont te faire peur, t’peux les réduire en miettes, rien d’extraordinaire là-d’dans, sont bien astiquées et c’est tout. On éventrait le pavé sur la Rosenthaler Platz, il marcha entre les autres sur des caillebotis. On se mélange avec les autres, comme ça tout passe, tu remarques plus rien, garçon. Dans les vitrines des silhouettes en complet, manteau, avec des jupes, avec des bas et des souliers. Dehors tout remuait, mais - derrière - rien du tout ! Ça - vivait - pas ! Ça vous avait des visages joyeux, ça riait, attendait sur l’îlot-refuge en face d’Aschinger à deux ou à trois, fumait des cigarettes, feuilletait des journaux. C’était planté là comme les réverbères — et — ça se pétrifiait à mesure. Ils étaient solidaires des maisons, rien que du blanc, rien que du bois. »


« Die Strafe beginnt.
Er schüttelte sich, schluckte. Er trat sich auf den Fuß. Dann nahm er einen Anlauf und saß in der Elektrischen. Mitten unter den Leuten. Los. Das war zuerst, als wenn man beim Zahnarzt sitzt, der eine Wurzel mit der Zange gepackt hat und zieht, der Schmerz wächst, der Kopf will platzen. Er drehte den Kopf zurück nach der roten Mauer, aber die Elektrische sauste mit ihm auf den Schienen weg, dann stand nur noch sein Kopf in der Richtung des Gefängnisses. Der Wagen machte eine Biegung, Bäume, Häuser traten dazwischen. Lebhafte Straßen tauchten auf, die Seestraße, Leute stiegen ein und aus. In ihm schrie es entsetzt: Achtung, Achtung, es geht los. Seine Nasenspitze vereiste, über seine Backe schwirrte es. »Zwölf Uhr Mittagszeitung«, »B. Z.«, »Die neuste Illustrirte«, »Die Funkstunde neu«, »Noch jemand zugestiegen?« Die Schupos haben jetzt blaue Uniformen. Er stieg unbeachtet wieder aus dem Wagen, war unter Menschen. Was war denn? Nichts. Haltung, ausgehungertes Schwein, reiß dich zusammen, kriegst meine Faust zu riechen. Gewimmel, welch Gewimmel. Wie sich das bewegte. Mein Brägen hat wohl kein Schmalz mehr, der ist wohl ganz ausgetrocknet. Was war das alles. Schuhgeschäfte, Hutgeschäfte, Glühlampen, Destillen. Die Menschen müssen doch Schuhe haben, wenn sie so viel rumlaufen, wir hatten ja auch eine Schusterei, wollen das mal festhalten. Hundert blanke Scheiben, laß die doch blitzern, die werden dir doch nicht bange machen, kannst sie ja kaputt schlagen, was ist denn mit die, sind eben blankgeputzt. Man riß das Pflaster am Rosenthaler Platz auf, er ging zwischen den andern auf Holzbohlen. Man mischt sich unter die andern, da vergeht alles, dann merkst du nichts, Kerl. Figuren standen in den Schaufenstern in Anzügen, Mänteln, mit Röcken, mit Strümpfen und Schuhen. Draußen bewegte sich alles, aber – dahinter – war nichts! Es – lebte – nicht! Es hatte fröhliche Gesichter, es lachte, wartete auf der Schutzinsel gegenüber Aschinger zu zweit oder zu dritt, rauchte Zigaretten, blätterte in Zeitungen. So stand das da wie die Laternen – und  – wurde immer starrer. Sie gehörten zusammen mit den Häusern, alles weiß, alles Holz. »

vendredi 27 décembre 2019

Valéry frénétique (3 textes)


… un Valéry inattendu, très peu classique, dans deux lettres de jeunesse, et dans un poème qu’il ne publia que tardivement, et non sans réticence :

Valéry, Lettre à Gide, 8 mai 1891, Correspondance p. 82-83 : 
« Je ne veux pas, une fois nouvelle, vous dire l'ennui de mes jours et la frayeur de mes nuits longues mais je suis horrible ces temps-ci. Songez que vois du sang.
... Ces soldats qui ont tiré sur la foule, je les ai enviés, et de tirer sur tout le Monde ! Je déteste le peuple et plus encore les Autres ! Songez que dans mon esprit faible j'ai pressuré jusqu'à l'ennui bien des livres et des choses belles, j'épuise une forme d'art en un spasme rapide et je suis tellement affollé [sic] qu'un déroulement de carnage me hante et que des lumières meurtries m'aveuglent.
Je désire presque une guerre monstrueuse où fuir parmi le choc d'une Europe folle et rouge, où perdre le souvenir et le respect de toute écriture et de tout rêve dans des visions réelles, trépignements funèbres de sabots clapotants et déchirements de fusillades, et n'en revenir !
Je ne sais quel sang parle en moi, ni quel loup des anciens jours bâille dans mon ennui, mais je le sens là. La hideuse mécanique littéraire m'écœure, et toute vie n'en vaut la peine. Ce barbare vous étonne ?
Venez donc réveiller les antiques roses et les lis penchés, comme un ange de jadis, un ange terrible et frêle de jadis dont un souffle aurait de corolles suscité l'éveil rose dans des jardins, et qui des gestes de ses mains aurait fait obéissants les parfums pâles et les feuilles confuses, dans l'Eden.
Une étoile se pose sur un calice, et brille à travers la soie légère des pétales, et palpite. Ah ! que de nuit ! La saisir ! La couver dans le creux des mains puériles et rire de la tenir captive, - une Etoile ! C'est difficile. Alors ! du sang ! »

Lettre à Gide de 1892 : 
« Dominus illuminatio mea.
C'est un nouvel ami qui parle, cher André : l'autre âme est quasi-morte.
Gardez le souvenir de cette évaporée ; je ne sais ce qu'il va advenir de ma pauvre et tourbillonnante entité.
Longuement j'avais accumulé mon être. La substance de mes pensées était dévotement choisie entre le chaos des choses. Je m'étais créé incomplet mais harmonique ; faible mais mesuré. Voici que des jours inconnus sont arrivés.
Un regard m'a rendu si bête que je ne suis plus :
J'ai perdu ma belle vision cristalline du Monde, je suis un ancien roi ; je suis un exilé de moi.
Ah ! savez-vous ce que c'est qu'une robe - même en dehors - surtout en-dehors, de tout désir simpliste de chair ? »

cf. Goncourt, Journal janvier 1852 : « L’amour, un rêve à propos d’un corps, quand ce n’est pas à propos d’une robe. »


Sinistre

Quelle heure cogne aux membres de la coque
Ce grand coup d’ombre ou craque notre sort ?
Quelle puissance impalpable entre-choque
Dans nos agrès des ossements de mort ?
Sur l’avant nu, l’écroulement des trombes
Lave l’odeur de la vie et du vin :
La mer élève et recreuse des tombes,
La même eau creuse et comble le ravin.
Homme hideux, en qui le cœur chavire,
Ivrogne étrange égaré sur la mer
Dont la nausée attachée au navire
Arrache à l’âme un désir de l’enfer,
Homme total, je tremble et je calcule,
Cerveau trop clair, capable du moment
Où, dans un phénomène minuscule,
Le temps se brise ainsi qu’un instrument…
Maudit soit-il le porc qui t’a gréée,
Arche pourrie en qui grouille le lest !
Dans tes fonds noirs, toute chose créée
Bat ton bois mort en dérive vers l’Est…
L’abîme et moi formons une machine
Qui jongle avec des souvenirs épars :
Je vois ma mère et mes tasses de Chine,
La putain grasse au seuil fauve des bars ;
Je vois le Christ amarré sur la vergue !…
Il danse à mort, sombrant avec les siens ;
Son œil sanglant m’éclaire cet exergue :
UN GRAND NAVIRE A PÉRI CORPS ET BIENS !…

jeudi 26 décembre 2019

Queneau + Giono + Platon (mélange)


Queneau, Les Fleurs bleues chap. XVII : 
« Lalix épluchait des pommes de terre. Cidrolin demande :
— Y aura des frites ?
— Non, du gratin dauphinois.
— J’aurais mieux aimé des frites.
— Y aura du gratin dauphinois.
— Bon, dit Cidrolin. Il ajouta :
— Je vais faire un tour. Je vais jusqu’au camp de campigne pour les campeurs. Il y a encore des gens qui y arrivent.
— Ça doit être curieux.
— Peut vraiment pas y avoir des frites ?
— Quel tyran. Y aura des frites ?
— Quelques-unes un peu molles et les autres comme des petits bouts de bois.
— Et pour moi, dit Lalix, des entre les deux.
— Peut-être serait-il possible de faire moitié gratin dauphinois et moitié pommes frites, les unes d’une façon, les autres d’une autre et une partie entre les deux. »

Giono, Jean le Bleu LP p. 105 : « Le berger Massot venait ‘manger le midi’ à la maison, un gros midi de pain et de viande et bien arrosé de vin. Il mâchait longtemps et lentement pour tout goûter : le pain seul, la viande seule, la viande et le pain mélangés et il buvait toujours avant d’avoir fini sa bouchée pour ajouter au goût. »

Platon, Timée (trad. Chambry) : 
« Voici de quels éléments et de quelle manière il composa [l'âme]. 
Avec la substance indivisible et toujours la même et avec la substance divisible qui naît dans les corps, il forma, en combinant les deux, une troisième espèce de substance intermédiaire, laquelle participe à la fois de la nature du Même et de celle de l’Autre, et il la plaça en conséquence au milieu de la substance indivisible et de la substance corporelle divisible. 
Puis, prenant les trois, il les combina toutes en une forme unique, harmonisant de force avec le Même la nature de l’Autre qui répugne au mélange. 
Quand il eut mélangé les deux premières avec la troisième et des trois fait un seul tout, il le divisa en autant de parties qu’il était convenable, chacune étant un mélange du Même, de l’Autre et de la troisième substance. »


mercredi 25 décembre 2019

Descriptions (Flaubert, Robbe-Grillet, Queneau)


Flaubert, Madame Bovary (1857) chap. 1 : 
« Le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis, s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poil de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait. »

Robbe-Grillet, Les Gommes (1953) : 
« Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé à la machine dans un fruit d'une symétrie parfaite. La chair périphérique, compacte et homogène, d'un beau rouge de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée verdâtre le long d'un renflement du coeur. Celui-ci, d'un rose atténué légèrement granuleux, débute, du côté de la dépression inférieure, par un faisceau de veines blanches, dont l'une se prolonge jusque vers les pépins - d'une façon un peu incertaine. Tout en haut, un accident à peine visible s'est produit : un coin de pelure, décollé de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève imperceptiblement. »

Queneau, Les Fleurs bleues (1965) chap VII : 
« Il porte une casquette carrée semi-ronde ovale en drap orné de pois blancs. Le fond est noir. Les pois sont de forme elliptique ; le grand axe de chacun d’eux a six millimètres de long et le petit axe quatre, soit une superficie légèrement inférieure à dix-neuf millimètres carrés. La visière est faite d’une étoffe analogue, mais les pois sont plus petits et de forme ovale. Leur superficie ne dépasse pas dix-huit millimètres carrés. Il y a une tache sur le troisième pois à partir de la gauche, en comptant face au porteur de la casquette et au plus près du bord. C’est une tache d’essence de fenouil. Elle est infime, mais, malgré son étendue réduite, elle conserve la couleur propre à la substance originelle, une couleur un peu pisseuse, intermédiaire entre l’infrarouge et l’ultraviolet. En examinant avec soin le pois voisin, toujours en continuant à compter à partir de la gauche face au porteur de la casquette et en longeant au plus près du bord, on distingue une souillure minuscule ayant également pour origine la projection d’une goutte d’essence de fenouil, mais ses dimensions sont telles qu’on pourrait croire que c’est simplement un fil du drap noir environnant qui se serait égaré là et y aurait pris une teinte jaunâtre sous l’effet de la lumière au néon […]. »


mardi 24 décembre 2019

Goncourt (Valéry...)


… quand les Goncourt anticipent le projet de Valéry… :

Goncourt Journal 16 juillet 1856 : 
« Après avoir lu du Poë, la révélation de quelque chose dont la critique n’a point l’air de se douter. Poë, une littérature nouvelle, la littérature du XXe siècle : le miraculeux scientifique, la fabulation par A+B, une littérature à la fois monomaniaque et mathématique. De l’imagination à coup d’analyse, Zadig juge d’instruction, Cyrano de Bergerac élève d’Arago. Et les choses prenant un rôle plus grand que les êtres, - et l’amour, l’amour déjà un peu amoindri dans l’œuvre de Balzac par l’argent, - l’amour cédant sa place à d’autres sources d’intérêt ; enfin le roman de l’avenir appelé à faire plus l’histoire des choses qui se passent dans la cervelle de l’humanité que des choses qui se passent dans son cœur. »



lundi 23 décembre 2019

Caillois (architecture)


Caillois, Babel § Décision par l'architecture :
« Il ne suffit pas de s'abandonner à quelque délire pour qu'un édifice s'élève. L'architecture est, par excellence, l'art implacable. Ici, toute licence qui n'est pas compensée où il faut par un excès de rigueur qui l'équilibre exactement, entraîne une sanction immédiate et terrible : tout s'abat.
Il m'arrive de me déclarer partisan d'une littérature édifiante. Je cours le danger que plusieurs s'imaginent alors que je parle en moraliste : je parle en maçon. La confusion toutefois ne me déplaît qu'à demi. Car je me représente volontiers la morale comme une sorte d'architecture. »

dimanche 22 décembre 2019

Paulhan + Céline (littérature et cinéma)


Paulhan (Jean), Réponse à l'enquête sur 'Cinéma et littérature', Les Cahiers du mois, n° 16-17, 1925 : 
« Il me semble que le cinéma a débarrassé la littérature de plusieurs soucis absurdes, tels que : mouvements, rapidités, poursuites, coups de théâtre, comme la photographie avait heureusement guéri la peinture du soin de "faire ressemblant". Les arts s'aident moins par ce qu'ils apportent que par ce qu'ils s'enlèvent les uns aux autres. »

Céline, Entretiens avec le Professeur Y (1955) :
« Vous êtes tellement abruti Professeur Y que faut tout vous expliquer !... je vais vous mettre les points sur les i ! écoutez bien ce que je vous annonce : les écrivains d'aujourd'hui ne savent pas encore que le cinéma existe !... et que le cinéma a rendu leur façon d'écrire ridicule et inutile... péroreuse et vaine !...
- Comment ? comment ?
- Parce que leurs romans, tous leurs romans gagneraient beaucoup, gagneraient tout, à être repris par un cinéaste... leurs romans ne sont plus que des scénarios, plus ou moins commerciaux, en mal de cinéastes !... le cinéma a pour lui tout ce qui manque à leurs romans : le mouvement, les paysages, le pittoresque, les belles poupées, à poil, sans poil, les Tarzan, les éphèbes, les lions, les jeux du Cirque à s'y méprendre ! les jeux de boudoir à s'en damner ! la psychologie !... les crimes à la veux-tu voilà !... des orgies de voyages ! comme si on y était ! tout ce que ce pauvre peigne-cul d'écrivain peut qu’indiquer !... ahaner plein ses pensums ! qu'il se fait haïr de ses clients !... il est pas de taille ! tout chromo qu'il se rende ! qu'il s'acharne ! il est surclassé mille !... mille fois ! »