… un Valéry inattendu, très peu classique, dans deux lettres de jeunesse, et dans un poème qu’il ne publia que tardivement, et non sans réticence :
Valéry, Lettre à Gide, 8 mai 1891, Correspondance p. 82-83 :
« Je ne veux pas, une fois nouvelle, vous dire l'ennui de mes jours et la frayeur de mes nuits longues mais je suis horrible ces temps-ci. Songez que vois du sang.
... Ces soldats qui ont tiré sur la foule, je les ai enviés, et de tirer sur tout le Monde ! Je déteste le peuple et plus encore les Autres ! Songez que dans mon esprit faible j'ai pressuré jusqu'à l'ennui bien des livres et des choses belles, j'épuise une forme d'art en un spasme rapide et je suis tellement affollé [sic] qu'un déroulement de carnage me hante et que des lumières meurtries m'aveuglent.
Je désire presque une guerre monstrueuse où fuir parmi le choc d'une Europe folle et rouge, où perdre le souvenir et le respect de toute écriture et de tout rêve dans des visions réelles, trépignements funèbres de sabots clapotants et déchirements de fusillades, et n'en revenir !
Je ne sais quel sang parle en moi, ni quel loup des anciens jours bâille dans mon ennui, mais je le sens là. La hideuse mécanique littéraire m'écœure, et toute vie n'en vaut la peine. Ce barbare vous étonne ?
Venez donc réveiller les antiques roses et les lis penchés, comme un ange de jadis, un ange terrible et frêle de jadis dont un souffle aurait de corolles suscité l'éveil rose dans des jardins, et qui des gestes de ses mains aurait fait obéissants les parfums pâles et les feuilles confuses, dans l'Eden.
Une étoile se pose sur un calice, et brille à travers la soie légère des pétales, et palpite. Ah ! que de nuit ! La saisir ! La couver dans le creux des mains puériles et rire de la tenir captive, - une Etoile ! C'est difficile. Alors ! du sang ! »
Lettre à Gide de 1892 :
« Dominus illuminatio mea.
C'est un nouvel ami qui parle, cher André : l'autre âme est quasi-morte.
Gardez le souvenir de cette évaporée ; je ne sais ce qu'il va advenir de ma pauvre et tourbillonnante entité.
Longuement j'avais accumulé mon être. La substance de mes pensées était dévotement choisie entre le chaos des choses. Je m'étais créé incomplet mais harmonique ; faible mais mesuré. Voici que des jours inconnus sont arrivés.
Un regard m'a rendu si bête que je ne suis plus :
J'ai perdu ma belle vision cristalline du Monde, je suis un ancien roi ; je suis un exilé de moi.
Ah ! savez-vous ce que c'est qu'une robe - même en dehors - surtout en-dehors, de tout désir simpliste de chair ? »
cf. Goncourt, Journal janvier 1852 : « L’amour, un rêve à propos d’un corps, quand ce n’est pas à propos d’une robe. »
Sinistre
Quelle heure cogne aux membres de la coque
Ce grand coup d’ombre ou craque notre sort ?
Quelle puissance impalpable entre-choque
Dans nos agrès des ossements de mort ?
Sur l’avant nu, l’écroulement des trombes
Lave l’odeur de la vie et du vin :
La mer élève et recreuse des tombes,
La même eau creuse et comble le ravin.
Homme hideux, en qui le cœur chavire,
Ivrogne étrange égaré sur la mer
Dont la nausée attachée au navire
Arrache à l’âme un désir de l’enfer,
Homme total, je tremble et je calcule,
Cerveau trop clair, capable du moment
Où, dans un phénomène minuscule,
Le temps se brise ainsi qu’un instrument…
Maudit soit-il le porc qui t’a gréée,
Arche pourrie en qui grouille le lest !
Dans tes fonds noirs, toute chose créée
Bat ton bois mort en dérive vers l’Est…
L’abîme et moi formons une machine
Qui jongle avec des souvenirs épars :
Je vois ma mère et mes tasses de Chine,
La putain grasse au seuil fauve des bars ;
Je vois le Christ amarré sur la vergue !…
Il danse à mort, sombrant avec les siens ;
Son œil sanglant m’éclaire cet exergue :
UN GRAND NAVIRE A PÉRI CORPS ET BIENS !…