samedi 5 octobre 2019

Lodge (bibliothèque)


Lodge, La Chute du British Museum chap. 6 Rivages-Poche [trad. Laurent Dufour] p. 155 : 
"Il était dans un autre pays : sombre, sentant le moisi, infernal. Un dédale de galeries en fer, tapissées de livres et reliées par de tortueux escaliers de fer, prenait dans sa toile sa vue brouillée. Il était dans les magasins (ça, il le savait) mais il était difficile d'établir un lien entre ce labyrinthe exigu et lugubre et la grandeur civilisée de la Salle de Lecture. C'était comme s'il était tombé soudain des pavés réguliers d'une paisible rue résidentielle dans les égouts de la ville. Il avait franchi une frontière, cela ne faisait aucun doute ; et déjà il se sentait entrer dans la communauté invisible des proscrits et des malfaiteurs, tous ceux que l'on traquait par les chemins obscurs que fuyaient les innocents et les gens comme il faut. Quelques pas l'avaient amené ici, mais il était long, le chemin du retour. Plus jamais il ne pourrait prendre place à côté des chercheurs dans la Salle de Lecture, la conscience aussi tranquille que la leur. Ils travaillaient avec l'intime conviction qu'ils avaient la sagesse au bout des doigts, qu'il leur suffisait de gribouiller sur une fiche et le savoir était livré sans tarder à leur table. Mais que savaient-ils de ces enfers obscurs, lourds de l'odeur du papier qui pourrissait, où ce savoir était conservé ? Montrez-moi le chercheur heureux, pensa-t-il, et je vous montrerai la félicité des ignorants."

« He was in another country : dark, musty, infernal. A maze of iron galleries, lined with books and connected by tortuous iron staircases, webbed his confused vision. He was in the stacks—he knew that—but it was difficult to connect this cramped and gloomy warren with the civilised spaciousness of the Reading Room. It was as if he had dropped suddenly from the even pavement of a quiet residential street into the city's sewers. He had crossed a frontier — there was no doubt of that ; and already he felt himself entering into the invisible community of outcasts and malefactors — all those who were hunted through dark ways shunned by the innocent and the respectable. A few steps had brought him here, but it was a long way back. Never again would he be able to take his place beside the scholars in the Reading Room with a conscience as untroubled as theirs. They worked with a quiet confidence that wisdom was at their fingertips— that they had only to scribble on a form and knowledge was delivered promptly to their desks. But what did they know of this dark underworld, heavy with the odour of decaying paper, in which that knowledge was stored ? Show me the happy scholar, he thought, and I will show you the bliss of ignorance. »    

vendredi 4 octobre 2019

Melville (auteurs)


Melville, Hawthorne et ses ‘Mousses’  (Pléiade t. 3 p. 1093-4) : 
« Plût à Dieu que tous les excellents livres fussent des enfants trouvés, sans père ni mère, afin que nous puissions leur rendre gloire sans mentionner leurs auteurs apparents ! […] Je ne sais quel nom il conviendrait de mettre sur la page de titre d’un excellent livre, mais je sens du moins que les noms de tous les beaux auteurs sont des noms fictifs [...] étant donné qu’ils représentent simplement le mystérieux Esprit, toujours fuyant, de toute Beauté, lequel possède de manière omniprésente les hommes de génie. Cette vue a beau paraître purement fantaisiste, elle n’en semble pas moins recevoir une certaine confirmation du fait que, lors d’une rencontre personnelle, aucun grand auteur ne s’est jamais élevé au niveau de l’idée que se faisait de lui son lecteur. Mais comment cette poussière dont sont composés nos corps pourrait-elle exprimer de façon adéquate les plus nobles d’entre nos intelligences ? »   
« Would that all excellent books were foundlings, without father or mother, that so it might be, we could glorify them, without including their ostensible authors. […] But more than this, I know not what would be the right name to put on the title-page of an excellent book, but this I feel, that the names of all fine authors are fictitious ones, [...] - simply standing, as they do, for the mystical, ever-eluding Spirit of all Beauty, which ubiquitously possesses men of genius. Purely imaginative as this fancy may appear, it nevertheless seems to receive some warranty from the fact, that on a personal interview no great author has ever come up to the idea of his reader. But that dust of which our bodies are composed, how can it fitly express the nobler intelligences among us? »

jeudi 3 octobre 2019

Borges (couleur locale)


Borges, « L’Écrivain argentin et la Tradition », trad. Claire Staub, in Discussion (1932), Pléiade t. I : 
« […] les traits véritablement typiques peuvent se passer de couleur locale — et s’en passent généralement ; j’ai trouvé cette confirmation dans l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain de Gibbon. Gibbon remarque que dans le livre arabe par excellence, dans le Coran, on ne trouve pas de chameaux ; je crois que s’il existait quelque doute sur l’authenticité du Coran, cette absence de chameaux suffirait à prouver qu’il est arabe. Il fut écrit par Mahomet, et Mahomet, en tant qu’Arabe, n’avait aucune raison de savoir que les chameaux étaient spécialement arabes ; pour lui, ils faisaient partie de la réalité ; il n’avait aucune raison de les distinguer ; par contre un faussaire, un touriste, un nationaliste arabe auraient immédiatement prodigué chameaux et caravanes de chameaux à chaque page ; mais Mahomet, comme Arabe, était tranquille : il savait qu’il pouvait être Arabe sans chameaux. Je crois que nous, les Argentins, nous pouvons ressembler à Mahomet, nous pouvons croire à la possibilité d’être Argentins sans abonder dans la couleur locale. »

mercredi 2 octobre 2019

Starobinski (voile)



Starobinski, L’œil vivant (Le voile de Poppée) : 
« Le caché est l'autre côté d'une présence. Le pouvoir de l'absence, si nous tentons de le décrire, nous ramène au pouvoir que détiennent, de façon assez inégale, certains objets réels : ils désignent, derrière eux, un espace magique ; ils sont l'indice de quelque chose qu'ils ne sont pas. Obstacle et signe interposé, le voile de Poppée engendre une perfection dérobée qui, par sa fuite même, exige d'être ressaisie par notre désir. Apparaît ainsi, en vertu de l'interdiction opposée par l'obstacle, toute une profondeur qui se fait passer pour essentielle. La fascination émane d'une présence réelle qui nous oblige à lui préférer ce qu'elle dissimule, le lointain qu'elle nous empêche d'atteindre à l'instant même où elle s'offre. Notre regard est entraîné par le vide vertigineux qui se forme dans l'objet fascinant : un infini se creuse, dévorant l'objet réel par lequel il s'est rendu sensible. À la vérité, si l'objet fascinant appelle l'abdication de notre volonté, c'est qu'il est lui-même annihilé par l'absence dont il a suscité l'intervention. Cet étrange pouvoir tient, d'une certaine façon, à un manque, à une insuffisance de la part de l'objet : au lieu de nous retenir, il se laisse dépasser dans une perspective imaginaire et une dimension obscure. Mais les objets ne peuvent apparaître insuffisants qu'en réponse à une exigence de notre regard, lequel, éveillé au désir par une présence allusive, et ne trouvant pas dans la chose visible l'emploi de toutes ses énergies, passe outre et se perd dans un espace nul, vers un au-delà sans retour. Poppée court le risque que son visage dévoilé déçoive ses amants ; ou que ses yeux grands ouverts et offerts leur paraissent encore tendus d'un sombre voile : le désir ne peut plus cesser de chercher ailleurs. »

lundi 30 septembre 2019

Barthes (mots, phrases)


Barthes, Le plaisir du texte
« Un soir, à moitié endormi sur une banquette de bar, j'essayais par jeu de dénombrer tous les langages qui entraient dans mon écoute : musiques, conversations, bruits de chaises, de verres, toute une stéréophonie dont une place de Tanger (décrite par Severo Sarduy) est le lieu exemplaire. En moi aussi cela parlait (c'est bien connu), et cette parole dite « intérieure » ressemblait beaucoup au bruit de la place, à cet échelonnement de petites voix qui me venaient de l'extérieur : j'étais moi-même un lieu public, un souk ; en moi passaient les mots, les menus syntagmes, les bouts de formules, et aucune phrase ne se formait, comme si c'eût été la loi de ce langage-là. Cette parole à la fois très culturelle et très sauvage était surtout lexicale, sporadique ; elle constituait en moi, à travers son flux apparent, un discontinu définitif : cette non-phrase n'était pas du tout quelque chose qui n'aurait pas eu la puissance d'accéder à la phrase, qui aurait été avant la phrase ; c'était : ce qui est éternellement, superbement, hors de la phrase. Alors, virtuellement, toute la linguistique tombait, elle qui ne croit qu'à la phrase et a toujours attribué une dignité exorbitante à la syntaxe prédicative (comme forme d'une logique, d'une rationalité) ; je me rappelais ce scandale scientifique : il n'existe aucune grammaire locutive (grammaire de ce qui parle, et non de ce qui s'écrit ; et pour commencer : grammaire du français parlé). »

dimanche 29 septembre 2019

Rilke (épiphanies)


RilkeCarnets de Malte Laurids Brigge, esquisse, Pléiade p. 1001 : 
« […] Il était comme enfoncé dans l'ombre et ses propos semblaient provenir d'un indéfinissable lointain, lorsqu'il se mit à parler de lui-même. « Aujourd'hui, dit-il lentement, aujourd'hui, j'ai vu clair. C'est une chose étrange que la clarté ; elle vient quand on s'y attend le moins. Elle arrive à l'instant où l'on monte dans un omnibus, au moment où l'on tient à la main la carte du restaurant, la servante debout à côté de vous, les yeux perdus ailleurs ; on ne voit tout à coup plus rien de ce qui figure sur la carte, on ne pense plus du tout à manger ; c'est qu'une clarté vient de faire son apparition ; à l'instant précis où on lisait d'un regard las, avec un mélange de gravité et d'indifférence, les noms des plats, des sauces et des légumes ; c'est à ce moment-là qu'elle fait son apparition, comme si notre esprit avait perdu toute notion de ce qui l'occupait, l'instant précédent. Aujourd'hui, c'est sur le boulevard des Capucines que cette clarté m'est apparue, alors que j'essayais, à travers la circulation incessante des voitures, de parvenir sur la chaussée mouillée jusqu'à la rue de Richelieu ; au moment où je traversais, la lumière se fit en moi pendant une seconde avec une si vive clarté que, non seulement je revis un souvenir très lointain, mais aussi certaines relations très étranges, qui reliaient un incident ancien et apparemment anodin de mon enfance à ma vie tout entière. Il se produisit même que ce souvenir se détachât [sic] de tous les autres, comme s'il était d'une nature supérieure ; je pensai trouver en lui la clef qui ouvrait toutes les autres portes de ma vie, la formule magique destinée à mes cavernes les mieux closes, le cor forgé d'or, à l'appel duquel le secours ne se fait jamais attendre. C'était comme si m'était adressé ce jour-là le signe le plus important de ma vie, un conseil, une sagesse ; et j'ai tout manqué, parce que je n'ai pas suivi ce conseil, parce que je n'ai pas compris ce signe […]. »

Koestler (relations)


Koestler [+ Butterfield] , Le cri d'Archimède [trad. Fradier] p. 233 : 

« Sans les cailloux de marbre que nous nommons ‘faits’ ou ‘données’, on ne saurait composer une mosaïque ; cependant ces pièces, une à une, comptent moins que les arrangements successifs qu'on leur donne. ‘Nous verrons, écrit Butterfield au début de son histoire de la révolution scientifique, qu'en physique céleste ou terrestre — lieu stratégique du mouvement tout entier — les changements proviennent non pas tant d'observations nouvelles ou de données supplémentaires, mais de transpositions se produisant dans l'esprit des savants... De toutes les formes d'activité mentale, la plus difficile à mettre en branle, même dans l'esprit des jeunes, dont on peut présumer qu'ils n'ont pas perdu leur souplesse, est l'art de manier un ensemble de faits déjà connus mais en les plaçant dans un nouveau système de relations mutuelles, en leur donnant un cadre différent, ce qui implique toute une réorientation momentanée du jugement. Il est facile d'enseigner un fait nouveau à propos de Richelieu, mais seule la lumière divine permettra à un professeur de briser le cadre dans lequel ses étudiants ont pris l'habitude de voir leur Richelieu une fois pour toutes’. » 
 « Without the hard bits of marble which are called 'facts' or 'data' one cannot compose a mosaic ; what matters, however, are not so much the individual bits, but the successive patterns into which you arrange them, then break them up and rearrange them. 'We shall find', wrote Butterfield on the opening page of his history of the Scientific Revolution, 'that in both celestial and terrestrial physics — which hold the strategic place in the whole movement — change is brought about, not by new observations or additional evidence in the first instance, but by transpositions that were taking place inside the minds of the scientists themselves. ... Of all forms of mental activity, the most difficult to induce even in the minds of the young, who may be presumed not to have lost their flexibility, is the art of handling the same bundle of data as before, but placing them in a new system of relations with one another by giving them a different framework, all of which virtually means putting on a different kind of thinking-cap for the moment. »