Starobinski, L’œil vivant (Le voile de Poppée) :
« Le caché est l'autre côté d'une présence. Le pouvoir de l'absence, si nous tentons de le décrire, nous ramène au pouvoir que détiennent, de façon assez inégale, certains objets réels : ils désignent, derrière eux, un espace magique ; ils sont l'indice de quelque chose qu'ils ne sont pas. Obstacle et signe interposé, le voile de Poppée engendre une perfection dérobée qui, par sa fuite même, exige d'être ressaisie par notre désir. Apparaît ainsi, en vertu de l'interdiction opposée par l'obstacle, toute une profondeur qui se fait passer pour essentielle. La fascination émane d'une présence réelle qui nous oblige à lui préférer ce qu'elle dissimule, le lointain qu'elle nous empêche d'atteindre à l'instant même où elle s'offre. Notre regard est entraîné par le vide vertigineux qui se forme dans l'objet fascinant : un infini se creuse, dévorant l'objet réel par lequel il s'est rendu sensible. À la vérité, si l'objet fascinant appelle l'abdication de notre volonté, c'est qu'il est lui-même annihilé par l'absence dont il a suscité l'intervention. Cet étrange pouvoir tient, d'une certaine façon, à un manque, à une insuffisance de la part de l'objet : au lieu de nous retenir, il se laisse dépasser dans une perspective imaginaire et une dimension obscure. Mais les objets ne peuvent apparaître insuffisants qu'en réponse à une exigence de notre regard, lequel, éveillé au désir par une présence allusive, et ne trouvant pas dans la chose visible l'emploi de toutes ses énergies, passe outre et se perd dans un espace nul, vers un au-delà sans retour. Poppée court le risque que son visage dévoilé déçoive ses amants ; ou que ses yeux grands ouverts et offerts leur paraissent encore tendus d'un sombre voile : le désir ne peut plus cesser de chercher ailleurs. »