Barthes, Le plaisir du texte :
« Un soir, à moitié endormi sur une banquette de bar, j'essayais par jeu de dénombrer tous les langages qui entraient dans mon écoute : musiques, conversations, bruits de chaises, de verres, toute une stéréophonie dont une place de Tanger (décrite par Severo Sarduy) est le lieu exemplaire. En moi aussi cela parlait (c'est bien connu), et cette parole dite « intérieure » ressemblait beaucoup au bruit de la place, à cet échelonnement de petites voix qui me venaient de l'extérieur : j'étais moi-même un lieu public, un souk ; en moi passaient les mots, les menus syntagmes, les bouts de formules, et aucune phrase ne se formait, comme si c'eût été la loi de ce langage-là. Cette parole à la fois très culturelle et très sauvage était surtout lexicale, sporadique ; elle constituait en moi, à travers son flux apparent, un discontinu définitif : cette non-phrase n'était pas du tout quelque chose qui n'aurait pas eu la puissance d'accéder à la phrase, qui aurait été avant la phrase ; c'était : ce qui est éternellement, superbement, hors de la phrase. Alors, virtuellement, toute la linguistique tombait, elle qui ne croit qu'à la phrase et a toujours attribué une dignité exorbitante à la syntaxe prédicative (comme forme d'une logique, d'une rationalité) ; je me rappelais ce scandale scientifique : il n'existe aucune grammaire locutive (grammaire de ce qui parle, et non de ce qui s'écrit ; et pour commencer : grammaire du français parlé). »