Borges, « L’Écrivain argentin et la Tradition », trad. Claire Staub, in Discussion (1932), Pléiade t. I :
« […] les traits véritablement typiques peuvent se passer de couleur locale — et s’en passent généralement ; j’ai trouvé cette confirmation dans l’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain de Gibbon. Gibbon remarque que dans le livre arabe par excellence, dans le Coran, on ne trouve pas de chameaux ; je crois que s’il existait quelque doute sur l’authenticité du Coran, cette absence de chameaux suffirait à prouver qu’il est arabe. Il fut écrit par Mahomet, et Mahomet, en tant qu’Arabe, n’avait aucune raison de savoir que les chameaux étaient spécialement arabes ; pour lui, ils faisaient partie de la réalité ; il n’avait aucune raison de les distinguer ; par contre un faussaire, un touriste, un nationaliste arabe auraient immédiatement prodigué chameaux et caravanes de chameaux à chaque page ; mais Mahomet, comme Arabe, était tranquille : il savait qu’il pouvait être Arabe sans chameaux. Je crois que nous, les Argentins, nous pouvons ressembler à Mahomet, nous pouvons croire à la possibilité d’être Argentins sans abonder dans la couleur locale. »