samedi 25 avril 2020

Chesterton (retour)


Chesterton, Le roman de la rime, in Le Paradoxe ambulant, trad. Reinharez p. 122-123 : 
« Milton a préfacé Paradis perdu par une condamnation solennelle de la rime. Or il se peut que le meilleur vers et même le plus connu du Paradis perdu soit en vérité une glorification de la rime. "Seasons return, but not to me return" *, non seulement est un écho qui dans sa forme a toute la sonorité d'une rime, mais se trouve contenir dans son intention presque toute la philosophie de la rime. Le merveilleux mot return contient, dans le son mais aussi dans le sens, une trace du secret tout entier de la chanson. Ce n'est pas simplement que sa forme même donne un bon exemple d'une certaine qualité de l'anglais […]. C'est qu'il décrit la poésie en soi, dans un sens mécanique mais aussi moral. La chanson n'est pas uniquement une répétition, c'est un retour. Elle ne prend pas simplement plaisir, comme un bambin dans la chambre d'enfants, à voir tourner le zootrope. Elle veut tout autant retourner que faire le tour ; retourner à la chambre d'enfants où se trouvent de tels plaisirs. Ou, pour varier un tout petit peu la métaphore, elle ne se réjouit pas simplement de la rotation d'une roue sur la route, comme si c'était une roue fixée dans les airs. Ce n'est pas seulement la roue mais le chariot qui revient. Cette tangante caravane s'en va toujours vers quelque campement qu'elle a perdu et ne peut retrouver. Pas un amoureux de la poésie n'a besoin qu'on lui dise que tous les poèmes sont pleins de ce bruit de roues qui reviennent ; et aucun plus que ceux de Milton en personne. Cette vérité est manifeste, pas simplement dans le poème, mais jusque dans les deux mots du titre. Tous les poèmes pourraient être reliés dans un seul livre sous le titre Paradis perdu. Et l'unique raison d'écrire Paradis perdu est de le changer, ne fût-ce que par une magique et fugace illusion, en Paradis reconquis.
* "Ainsi avec l'année reviennent les saisons ; mais le jour ne revient pas pour moi." (John Milton, Paradis perdu, trad. Chateaubriand, Belin, 1990.)

Milton prefaced "Paradise Lost" with a ponderous condemnation of rhyme. And perhaps the finest and even the most familiar line in the whole of "Paradise Lost" is really a glorification of rhyme. "Seasons return, but not to me return/' is not only an echo that has all the ring of rhyme in its form, but it happens to contain nearly all the philosophy of rhyme in its spirit. The wonderful word "return" has, not only in its sound but in its sense, a hint of the whole secret of song. It is not merely that its very form is a fine example of a certain quality in English […], it is that it describes poetry itself, not only in a mechanical but a moral sense. Song is not only a recurrence, it is a return. It does not merely, like the child in the nursery, take pleasure in seeing the wheels go round. It also wishes to go back as well as round; to go back to the nursery where such pleasures are found. Or to vary the metaphor slightly, it does not merely rejoice in the rotation of a wheel on the road, as if it were a fixed wheel in the air. It is not only the wheel but the wagon that is returning. That labouring caravan is always travelling towards some camping-ground that it has lost and cannot find again. No lover of poetry needs to be told that all poems are full of that noise of returning wheels ; and none more than the poems of Milton himself. The whole truth is obvious, not merely in the poem, but even in the two words of the title. All poems might be bound in one book under the title of "Paradise Lost." And the only object of writing "Paradise Lost" is to turn it, if only by a magic and momentary illusion, into "Paradise Regained."




vendredi 24 avril 2020

Sterne + Steiner (discrétion)


SterneTristram Shandy, Livre II, chapitre XI (traduction Mauron) : 
« Écrire, quand on s'en acquitte avec l'habileté que vous ne manquez pas de percevoir dans mon récit, n'est rien d'autre que converser. Aucun homme de bonne compagnie ne s'avisera de tout dire ; ainsi aucun auteur, averti des limites que la décence et le bon goût lui imposent, ne s'avisera de tout penser. La plus sincère et la plus respectueuse reconnaissance de l’intelligence d’autrui commande ici de couper la poire en deux et de laisser le lecteur imaginer quelque chose après vous. 
Je ne cesse, pour ma part, de lui offrir cette sorte d’hommage et de tout faire en mon pouvoir pour que son imaginaton brille à l’égal de la mienne. »

Writing, when properly managed (as you may be sure I think mine is) is but a different name for conversation. As no one, who knows what he is about in good company, would venture to talk all;--so no author, who understands the just boundaries of decorum and good-breeding, would presume to think all: The truest respect which you can pay to the reader's understanding, is to halve this matter amicably, and leave him something to imagine, in his turn, as well as yourself.
For my own part, I am eternally paying him compliments of this kind, and do all that lies in my power to keep his imagination as busy as my own.

Steiner, Langage et silence 10x18 p. 103-104 : 
« Le respect du lecteur implique que le poète ou le romancier soit prêt à voir collaborer avec la sienne l'intelligence du lecteur dans l'acte créateur. Il ne dit pas tout, car son œuvre n'a rien de ces premiers rudiments à l’usage des enfants ou des débiles mentaux. Il n’épuise pas toutes les directions que l'imagination du lecteur peut emprunter, mais se réjouit de la voir d'elle-même remplir de sa propre vie, de ses souvenirs sans nombre, de ses désirs sans partage, les contours qu'il a tracés. Tolstoï est infiniment plus libre que nos nouveaux pornographes, et son récit bien plus érotique lorsqu'il s'arrête à la porte de la chambre à coucher des Karénine, et ne fait que suggérer, en la rapprochant d'une flamme mourante, des cendres refroidies sur la grille, une faillite sexuelle que chacun de nous peut revivre ou expliciter à son gré. George Eliot est libre, et elle traite ses lecteurs en adultes lorsqu'elle laisse entrevoir, par les inflexions du style et le jeu des modes, ce que fut réellement la lune de miel des Causaubon dans Middlemarch et le traumatisme que l'incompréhension radicale infligea à Dorothée. Ce sont là des scènes profondément suggestives qui intensifient et diversifient notre expérience sexuelle, bien au-delà de ce que peuvent faire les histoires de bidet du roman contemporain ‘libéré’. Il n'y a pas la moindre trace d'affranchissement personnel dans les descriptions les plus précises des faits physiologiques que nous présente de nos jours la ‘haute pornographie’, car le lecteur y est bafoué et son imagination fondamentalement dégradée. » 

jeudi 23 avril 2020

Alain + Valéry (regarder)


Alain, Voyageurs, 29 août 1906, Pléiade Propos t. 1 p. 7-8 : 
"En ces temps de vacances, le monde est plein de gens qui courent d’un spectacle à l’autre, évidemment avec le désir de voir beaucoup de choses en peu de temps. Si c’est pour en parler, rien de mieux ; car il vaut mieux avoir plusieurs noms de lieux à citer ; cela remplit le temps. Mais si c’est pour eux, et pour réellement voir, je ne les comprends pas bien. Quand on voit les choses en courant elles se ressemblent beaucoup. Un torrent c’est toujours un torrent. Ainsi celui qui parcourt le monde à toute vitesse n’est guère plus riche de souvenirs à la fin qu’au commencement.
La vraie richesse des spectacles est dans le détail. Voir, c’est parcourir les détails, s’arrêter un peu à chacun, et, de nouveau, saisir l’ensemble d’un coup d’œil. Je ne sais si les autres peuvent faire cela vite, et courir à autre chose, et recommencer. Pour moi, je ne le saurais. Heureux ceux de Rouen qui, chaque jour, peuvent donner un regard à une belle chose et profiter de Saint-Ouen, par exemple, comme d’un tableau que l’on a chez soi.
Tandis que si l’on passe dans un musée une seule fois, ou dans un pays à touristes, il est presque inévitable que les souvenirs se brouillent et forment enfin une espèce d’image grise aux lignes brouillées.
Pour mon goût, voyager, c’est faire à la fois un mètre ou deux, s’arrêter et regarder de nouveau un nouvel aspect des mêmes choses. Souvent, aller s’asseoir un peu à droite ou à gauche, cela change tout, et bien mieux que si je fais cent kilomètres.
Si je vais de torrent à torrent, je trouve toujours le même torrent. Mais si je vais de rocher en rocher, le même torrent devient autre à chaque pas. Et si je reviens à une chose déjà vue, en vérité elle me saisit plus que si elle était nouvelle, et réellement elle est nouvelle. Il ne s’agit que de choisir un spectacle varié et riche, afin de ne pas s’endormir dans la coutume. Encore faut-il dire qu’à mesure que l’on sait mieux voir, un spectacle quelconque enferme des joies inépuisables. Et puis, de partout, on peut voir le ciel étoilé ; voilà un beau précipice."

Valéry, Un Regard charitable, Mélange, Pléiade t. 1 p. 383 : 
"Que de choses tu n'as pas même vues, dans cette rue où tu passes six fois le jour, dans ta chambre où tu vis tant d'heures par jour. Regarde l'angle que fait cette arête de meuble, avec le plan de la vitre. Il faut le reprendre au quelconque, au visible non vu - le sauver - lui donner ce que tu donnes par imitation, par insuffisance de ta sensibilité, au moindre paysage sublime, coucher de soleil, tempête marine, ou à quelque œuvre de musée. Ce sont là des regards tout faits. Mais donne à ce pauvre, à ce coin, à cette heure et choses insipides, et tu seras récompensé au centuple." 

mercredi 22 avril 2020

Gontcharov (robe de chambre)


Gontcharov, Oblomov, traduction L. Jurgenson 1, 1 : 
« Comme la tenue d'intérieur d'Oblomov seyait aux traits calmes de son visage et à son corps efféminé ! Il portait une robe de chambre en étoffe de Perse, une vraie robe de chambre orientale, où rien ne rappelait l'Europe, sans glands, sans velours, sans taille, si ample qu'Oblomov aurait pu s'en envelopper deux fois. Selon l'immuable mode asiatique, les manches allaient en s'élargissant, des doigts jusqu'à l'épaule. Bien que cette robe de chambre eût perdu de sa fraîcheur primitive, bien qu'elle eût remplacé par endroits son éclat d'origine par un lustre honorablement acquis, elle n'en gardait pas moins la vivacité de la couleur orientale et la solidité de son tissu.
Aux yeux d'Oblomov cette robe de chambre avait une foule de qualités inappréciables : elle était douce, souple, ne pesait pas sur le corps ; telle une esclave docile, elle se pliait au moindre mouvement.
Chez lui, Oblomov ne portait jamais ni cravate ni gilet ; il aimait être à l'aise, se sentir libre. Ses pantoufles étaient longues, moelleuses et larges. Quand, assis sur son lit, il laissait pendre ses jambes, immanquablement, sans qu'il eût même à regarder, ses pieds s'y glissaient tout seuls.
La position allongée n'était pour Ilia Ilitch ni nécessaire, comme pour un malade ou pour un homme qui veut dormir, ni accidentelle, comme pour une personne fatiguée, ni voluptueuse comme chez le fainéant ; c'était son état normal. » 
+ livre II, chapitre IV : « Que faire maintenant ? Aller de l'avant ou rester sur place ? Cette question oblomovienne était pour lui plus profonde que celle de Hamlet. Aller de l'avant voulait dire secouer sa large robe de chambre non seulement de ses épaules, mais aussi de son âme et de son esprit »

mardi 21 avril 2020

Diderot + Starobinski (nature, culture)


Diderot, Essais sur la peinture (1766), dernier chap. : 
« Je vois une haute montagne couverte d'une obscure, antique et profonde forêt, j'en vois, j'en entends descendre à grand bruit un torrent, dont les eaux vont se briser contre les pointes escarpées d'un rocher. Le soleil penche à son couchant. Il transforme en autant de diamants les gouttes d'eau qui pendent attachées aux extrémités inégales des pierres Cependant les eaux, après avoir franchi les obstacles qui les retardaient, vont se rassembler en un vaste et large canal qui les conduit à une certaine distance vers une machine. Voilà que, sous des masses énormes, se broie et se prépare la subsistance la plus générale de l'homme. J'entrevois la machine, j'entrevois ses roues que l'écume des eaux blanchit, j'entrevois au travers de quelques saules, le haut de la chaumière du propriétaire je rentre en moi-même et je rêve.
Sans doute la forêt qui me ramène à l’origine du monde est une belle chose […]. Mais ces saules, cette chaumière, ces animaux qui paissent aux environs ; tout ce spectacle d’utilité n’ajoute-t-il rien à mon plaisir ? Et quelle différence encore de la sensation de l’homme ordinaire à celle du philosophe ! C’est lui qui réfléchit et qui voit, dans l’arbre de la forêt, le mât qui doit un jour opposer sa tête altière à la tempête et aux vents ; dans les entrailles de la montagne, le métal brut qui bouillonnera un jour au fond des fourneaux ardents, et prendra la forme, et des machines qui fécondent la terre, et de celles qui en détruisent les habitants ; dans le rocher, les masses de pierre dont on élèvera des palais aux rois et des temples aux dieux ; dans les eaux du torrent, tantôt la fertilité, tantôt le ravage de la campagne, la formation des rivières, des fleuves, le commerce, les habitants de l’univers liés, leurs trésors portés de rivage en rivage, et de là dispersés dans toute la profondeur des continents ; et son âme mobile passera subitement de la douce et voluptueuse émotion du plaisir au sentiment de la terreur, si son imagination vient à soulever les flots de l’océan."

Starobinski, Le moulin sur le torrent, in Un Diable de ramage p. 409 :
« […] La fiction dominante est celle d'une transformation de la nature par l'art humain, sans qu'il en résulte le moindre dommage esthétique pour la nature ainsi manœuvrée. La rêverie technologique, qui prolonge la contemplation première, ne la détruit pas et ne la contredit que pour l’amplifier. Car la technique imaginée n’est pas l’antinature. Elle fait partie de la série des harmoniques qui vibrent autour du son fondamental, et qui révèlent, comme les notes de l'accord, tout ce que le corps sonore recelait par avance. Diderot s'exalte devant un monde d'un seul tenant, où la nature perçue ne paraît pas souffrir de l'industrie imaginée, qui emploie ses matières premières et déploie ses secrets. Avec un étonnant optimisme, il conçoit un paysage dont la beauté s'accroît et se multiplie à travers les utilisations pratiques qui s'ajoutent fictivement au présent du monde. L'émotion est à son comble quand la réflexion peut associer le destin de l'homme civilisé au spectacle du monde sauvage. La roue, engin mécanique, est entraînée par la puissance vitale du torrent. L'univers naturel, sitôt perçu et décrit, est déjà tout pénétré de représentations scientifiques (prismes réfringents, masses de la meule). Dans sa perception, Diderot technicise insidieusement  la nature. Réciproquement, dans sa rêverie, Diderot naturalise la technique. » 

lundi 20 avril 2020

Goncourt (Jardin des Plantes)


Goncourt, Manette Salomon, chap. CLV :

[C’est la conclusion du livre ; tout le chapitre est consacré aux animaux du Jardin des Plantes, en écho inversé du chapitre d’ouverture, dans lequel le même Jardin était présenté seulement à travers ses visiteurs humains, peu admirables]

« Assis sur un banc, sous cette épaisse feuillée où la respiration de l'air fait courir en passant comme des soulèvements d'ailes qui s'envolent et des battements de langues qui boivent, Anatole a devant lui la ménagerie enfermant le soleil et les féroces dans ses cages, la ménagerie où le roux des lions marche dans la flamme de l'heure, où le tigre qui passe et repasse semble emporter chaque fois sur les raies de sa robe les raies de ses barreaux, où de jeunes panthères, couchées sur le dos, s'étirent mollement avec des voluptés renversées de bacchantes. Il est enveloppé du gazouillement des oiseaux attirés par le pain qu'on donne aux animaux et les miettes des grosses bêtes. A l'étourdissant concert des moineaux gorgés, répond, de tous les coins du jardin, le chant de fifre des oiseaux exotiques, sifflante piaillerie, chanterelle infinie qu'écrase ou déchire tout à coup le beuglement sourd d'un grand bœuf, le rugissement d'un lion, le bramement guttural d'un cerf, le barrit strident d'un éléphant, le cor d'airain de l'hippopotame, bâillements de féroces ennuyés, soupirs de bêtes sauvages, fauves haleines de bruit, sonorités rauques, dont Anatole aime à être traversé, et qui remuent dans sa poitrine l'émotion, le tressaillement d'instruments de bronze et de notes de tonnerre. Puis cela tombe, et bientôt s'éteint dans le cri d'un petit animal, ainsi qu'un grand souffle qui mourrait dans le dernier petit murmure d'une flûte de Pan ; et il se fait un silence où l’on entend goutte à goutte le filet d'eau qui renouvelle le bain de l’ours blanc.
En errant, ses regards rencontrent dans des trouées de verdure des têtes aux yeux mourants, à la langue rose qui passe sur des babines luisantes, des bouches flexibles et ardentes d'hémiones, se tordant et se cherchant, dans un baiser qui mord, à travers les grillages ! Il y a dans l'air qu'Anatole respire la senteur des virginias en fleur qui couvrent des allées de leur effeuillement ; il y a des arômes fumants, des émanations musquées et des odeurs farouches mêlées aux doux parfums des roses ‘cuisse de nymphe’ qui embaument de leurs buissons l'entrée du jardin...
Peu à peu, il s'abandonne à toutes ces choses. Il s'oublie, il se perd à voir, à écouter, à aspirer. Ce qui est autour de lui le pénètre par tous les pores, et la Nature l'embrassant par tous les sens, il se laisse couler en elle, et reste à s'y tremper. Une sensation délicieuse lui vient et monte le long de lui comme en ces métamorphoses antiques qui replantaient l'homme dans la Terre, en lui faisant pousser des branches aux jambes. Il glisse dans l'être des êtres qui sont là. Il lui semble qu'il est un peu dans tout ce qui vole, dans tout ce qui croît, dans tout ce qui court. Le jour, le printemps, l'oiseau, ce qui chante, chante en lui. Il croit sentir passer dans ses entrailles l'allégresse de la vie des bêtes ; et une espèce de grand bonheur animal le remplit d'une de ces béatitudes matérielles et ruminantes où il semble que la créature commence à se dissoudre dans le Tout vivant de la création.
Et parfois, dans ce jour du commencement de la journée, dans ces heures légères, dans cette lumière qui boit la rosée, dans cette fraîcheur innocente du matin, dans ces jeunes clartés qui semblent rapporter à la terre l'enfance du monde et ses premiers soleils, dans ce bleu du ciel naissant où l'oiseau sort de l'étoile, dans la tendresse verte de mai, dans la solitude des allées sans public, au milieu de ces cabanes de bois qui font songer à la primitive maison de l'humanité, au milieu de cet univers d'animaux familiers et confiants comme sur une terre divine encore, l'ancien bohême revit des joies d'Éden, et il s'élève en lui, presque célestement, comme un peu de la félicité du premier homme en face de la Nature vierge. »

dimanche 19 avril 2020

Guérin (journal)


Guérin (Maurice de), le 13 octobre 1835 (p. 235) [fin du ‘Cahier vert’] :
« - J'ai voyagé. Je ne sais quel mouvement de mon destin m'a porté sur les rives d'un fleuve jusqu'à la mer. J'ai vu le long de ce fleuve des plaines où la nature est puissante et gaie, de royales et antiques demeures marquées de souvenirs qui tiennent leur place dans la triste légende de l'humanité, des cités nombreuses et l'Océan grondant au bout. De là je suis rentré dans l'intérieur des terres, au pays des grands bois où les bruits d'une vaste étendue et continus abondent aussi. J'ai pris des fatigues que je regretterai longtemps et vivement, à traverser les grandes campagnes, à monter d'horizon en horizon, jouissant de l'espace et gagnant plusieurs fois le jour ces impressions qui s'élèvent de tous les points des étendues de pays nouvelles et s'abattent par volées sur le voyageur. Le courant des voyages est bien doux [je le suivrais volontiers toute ma vie]* Oh ! qui m'exposera sur ce Nil ?… »

* mots biffés par M de G.