Goncourt, Manette Salomon, chap. CLV :
[C’est la conclusion du livre ; tout le chapitre est consacré aux animaux du Jardin des Plantes, en écho inversé du chapitre d’ouverture, dans lequel le même Jardin était présenté seulement à travers ses visiteurs humains, peu admirables]
« Assis sur un banc, sous cette épaisse feuillée où la respiration de l'air fait courir en passant comme des soulèvements d'ailes qui s'envolent et des battements de langues qui boivent, Anatole a devant lui la ménagerie enfermant le soleil et les féroces dans ses cages, la ménagerie où le roux des lions marche dans la flamme de l'heure, où le tigre qui passe et repasse semble emporter chaque fois sur les raies de sa robe les raies de ses barreaux, où de jeunes panthères, couchées sur le dos, s'étirent mollement avec des voluptés renversées de bacchantes. Il est enveloppé du gazouillement des oiseaux attirés par le pain qu'on donne aux animaux et les miettes des grosses bêtes. A l'étourdissant concert des moineaux gorgés, répond, de tous les coins du jardin, le chant de fifre des oiseaux exotiques, sifflante piaillerie, chanterelle infinie qu'écrase ou déchire tout à coup le beuglement sourd d'un grand bœuf, le rugissement d'un lion, le bramement guttural d'un cerf, le barrit strident d'un éléphant, le cor d'airain de l'hippopotame, bâillements de féroces ennuyés, soupirs de bêtes sauvages, fauves haleines de bruit, sonorités rauques, dont Anatole aime à être traversé, et qui remuent dans sa poitrine l'émotion, le tressaillement d'instruments de bronze et de notes de tonnerre. Puis cela tombe, et bientôt s'éteint dans le cri d'un petit animal, ainsi qu'un grand souffle qui mourrait dans le dernier petit murmure d'une flûte de Pan ; et il se fait un silence où l’on entend goutte à goutte le filet d'eau qui renouvelle le bain de l’ours blanc.
En errant, ses regards rencontrent dans des trouées de verdure des têtes aux yeux mourants, à la langue rose qui passe sur des babines luisantes, des bouches flexibles et ardentes d'hémiones, se tordant et se cherchant, dans un baiser qui mord, à travers les grillages ! Il y a dans l'air qu'Anatole respire la senteur des virginias en fleur qui couvrent des allées de leur effeuillement ; il y a des arômes fumants, des émanations musquées et des odeurs farouches mêlées aux doux parfums des roses ‘cuisse de nymphe’ qui embaument de leurs buissons l'entrée du jardin...
Peu à peu, il s'abandonne à toutes ces choses. Il s'oublie, il se perd à voir, à écouter, à aspirer. Ce qui est autour de lui le pénètre par tous les pores, et la Nature l'embrassant par tous les sens, il se laisse couler en elle, et reste à s'y tremper. Une sensation délicieuse lui vient et monte le long de lui comme en ces métamorphoses antiques qui replantaient l'homme dans la Terre, en lui faisant pousser des branches aux jambes. Il glisse dans l'être des êtres qui sont là. Il lui semble qu'il est un peu dans tout ce qui vole, dans tout ce qui croît, dans tout ce qui court. Le jour, le printemps, l'oiseau, ce qui chante, chante en lui. Il croit sentir passer dans ses entrailles l'allégresse de la vie des bêtes ; et une espèce de grand bonheur animal le remplit d'une de ces béatitudes matérielles et ruminantes où il semble que la créature commence à se dissoudre dans le Tout vivant de la création.
Et parfois, dans ce jour du commencement de la journée, dans ces heures légères, dans cette lumière qui boit la rosée, dans cette fraîcheur innocente du matin, dans ces jeunes clartés qui semblent rapporter à la terre l'enfance du monde et ses premiers soleils, dans ce bleu du ciel naissant où l'oiseau sort de l'étoile, dans la tendresse verte de mai, dans la solitude des allées sans public, au milieu de ces cabanes de bois qui font songer à la primitive maison de l'humanité, au milieu de cet univers d'animaux familiers et confiants comme sur une terre divine encore, l'ancien bohême revit des joies d'Éden, et il s'élève en lui, presque célestement, comme un peu de la félicité du premier homme en face de la Nature vierge. »