Sterne, Tristram Shandy, Livre II, chapitre XI (traduction Mauron) :
« Écrire, quand on s'en acquitte avec l'habileté que vous ne manquez pas de percevoir dans mon récit, n'est rien d'autre que converser. Aucun homme de bonne compagnie ne s'avisera de tout dire ; ainsi aucun auteur, averti des limites que la décence et le bon goût lui imposent, ne s'avisera de tout penser. La plus sincère et la plus respectueuse reconnaissance de l’intelligence d’autrui commande ici de couper la poire en deux et de laisser le lecteur imaginer quelque chose après vous.
Je ne cesse, pour ma part, de lui offrir cette sorte d’hommage et de tout faire en mon pouvoir pour que son imaginaton brille à l’égal de la mienne. »
Writing, when properly managed (as you may be sure I think mine is) is but a different name for conversation. As no one, who knows what he is about in good company, would venture to talk all;--so no author, who understands the just boundaries of decorum and good-breeding, would presume to think all: The truest respect which you can pay to the reader's understanding, is to halve this matter amicably, and leave him something to imagine, in his turn, as well as yourself.
For my own part, I am eternally paying him compliments of this kind, and do all that lies in my power to keep his imagination as busy as my own.
Steiner, Langage et silence 10x18 p. 103-104 :
« Le respect du lecteur implique que le poète ou le romancier soit prêt à voir collaborer avec la sienne l'intelligence du lecteur dans l'acte créateur. Il ne dit pas tout, car son œuvre n'a rien de ces premiers rudiments à l’usage des enfants ou des débiles mentaux. Il n’épuise pas toutes les directions que l'imagination du lecteur peut emprunter, mais se réjouit de la voir d'elle-même remplir de sa propre vie, de ses souvenirs sans nombre, de ses désirs sans partage, les contours qu'il a tracés. Tolstoï est infiniment plus libre que nos nouveaux pornographes, et son récit bien plus érotique lorsqu'il s'arrête à la porte de la chambre à coucher des Karénine, et ne fait que suggérer, en la rapprochant d'une flamme mourante, des cendres refroidies sur la grille, une faillite sexuelle que chacun de nous peut revivre ou expliciter à son gré. George Eliot est libre, et elle traite ses lecteurs en adultes lorsqu'elle laisse entrevoir, par les inflexions du style et le jeu des modes, ce que fut réellement la lune de miel des Causaubon dans Middlemarch et le traumatisme que l'incompréhension radicale infligea à Dorothée. Ce sont là des scènes profondément suggestives qui intensifient et diversifient notre expérience sexuelle, bien au-delà de ce que peuvent faire les histoires de bidet du roman contemporain ‘libéré’. Il n'y a pas la moindre trace d'affranchissement personnel dans les descriptions les plus précises des faits physiologiques que nous présente de nos jours la ‘haute pornographie’, car le lecteur y est bafoué et son imagination fondamentalement dégradée. »