Diderot, Essais sur la peinture (1766), dernier chap. :
« Je vois une haute montagne couverte d'une obscure, antique et profonde forêt, j'en vois, j'en entends descendre à grand bruit un torrent, dont les eaux vont se briser contre les pointes escarpées d'un rocher. Le soleil penche à son couchant. Il transforme en autant de diamants les gouttes d'eau qui pendent attachées aux extrémités inégales des pierres Cependant les eaux, après avoir franchi les obstacles qui les retardaient, vont se rassembler en un vaste et large canal qui les conduit à une certaine distance vers une machine. Voilà que, sous des masses énormes, se broie et se prépare la subsistance la plus générale de l'homme. J'entrevois la machine, j'entrevois ses roues que l'écume des eaux blanchit, j'entrevois au travers de quelques saules, le haut de la chaumière du propriétaire je rentre en moi-même et je rêve.
Sans doute la forêt qui me ramène à l’origine du monde est une belle chose […]. Mais ces saules, cette chaumière, ces animaux qui paissent aux environs ; tout ce spectacle d’utilité n’ajoute-t-il rien à mon plaisir ? Et quelle différence encore de la sensation de l’homme ordinaire à celle du philosophe ! C’est lui qui réfléchit et qui voit, dans l’arbre de la forêt, le mât qui doit un jour opposer sa tête altière à la tempête et aux vents ; dans les entrailles de la montagne, le métal brut qui bouillonnera un jour au fond des fourneaux ardents, et prendra la forme, et des machines qui fécondent la terre, et de celles qui en détruisent les habitants ; dans le rocher, les masses de pierre dont on élèvera des palais aux rois et des temples aux dieux ; dans les eaux du torrent, tantôt la fertilité, tantôt le ravage de la campagne, la formation des rivières, des fleuves, le commerce, les habitants de l’univers liés, leurs trésors portés de rivage en rivage, et de là dispersés dans toute la profondeur des continents ; et son âme mobile passera subitement de la douce et voluptueuse émotion du plaisir au sentiment de la terreur, si son imagination vient à soulever les flots de l’océan."
Starobinski, Le moulin sur le torrent, in Un Diable de ramage p. 409 :
« […] La fiction dominante est celle d'une transformation de la nature par l'art humain, sans qu'il en résulte le moindre dommage esthétique pour la nature ainsi manœuvrée. La rêverie technologique, qui prolonge la contemplation première, ne la détruit pas et ne la contredit que pour l’amplifier. Car la technique imaginée n’est pas l’antinature. Elle fait partie de la série des harmoniques qui vibrent autour du son fondamental, et qui révèlent, comme les notes de l'accord, tout ce que le corps sonore recelait par avance. Diderot s'exalte devant un monde d'un seul tenant, où la nature perçue ne paraît pas souffrir de l'industrie imaginée, qui emploie ses matières premières et déploie ses secrets. Avec un étonnant optimisme, il conçoit un paysage dont la beauté s'accroît et se multiplie à travers les utilisations pratiques qui s'ajoutent fictivement au présent du monde. L'émotion est à son comble quand la réflexion peut associer le destin de l'homme civilisé au spectacle du monde sauvage. La roue, engin mécanique, est entraînée par la puissance vitale du torrent. L'univers naturel, sitôt perçu et décrit, est déjà tout pénétré de représentations scientifiques (prismes réfringents, masses de la meule). Dans sa perception, Diderot technicise insidieusement la nature. Réciproquement, dans sa rêverie, Diderot naturalise la technique. »