Alain, Voyageurs, 29 août 1906, Pléiade Propos t. 1 p. 7-8 :
"En ces temps de vacances, le monde est plein de gens qui courent d’un spectacle à l’autre, évidemment avec le désir de voir beaucoup de choses en peu de temps. Si c’est pour en parler, rien de mieux ; car il vaut mieux avoir plusieurs noms de lieux à citer ; cela remplit le temps. Mais si c’est pour eux, et pour réellement voir, je ne les comprends pas bien. Quand on voit les choses en courant elles se ressemblent beaucoup. Un torrent c’est toujours un torrent. Ainsi celui qui parcourt le monde à toute vitesse n’est guère plus riche de souvenirs à la fin qu’au commencement.
La vraie richesse des spectacles est dans le détail. Voir, c’est parcourir les détails, s’arrêter un peu à chacun, et, de nouveau, saisir l’ensemble d’un coup d’œil. Je ne sais si les autres peuvent faire cela vite, et courir à autre chose, et recommencer. Pour moi, je ne le saurais. Heureux ceux de Rouen qui, chaque jour, peuvent donner un regard à une belle chose et profiter de Saint-Ouen, par exemple, comme d’un tableau que l’on a chez soi.
Tandis que si l’on passe dans un musée une seule fois, ou dans un pays à touristes, il est presque inévitable que les souvenirs se brouillent et forment enfin une espèce d’image grise aux lignes brouillées.
Pour mon goût, voyager, c’est faire à la fois un mètre ou deux, s’arrêter et regarder de nouveau un nouvel aspect des mêmes choses. Souvent, aller s’asseoir un peu à droite ou à gauche, cela change tout, et bien mieux que si je fais cent kilomètres.
Si je vais de torrent à torrent, je trouve toujours le même torrent. Mais si je vais de rocher en rocher, le même torrent devient autre à chaque pas. Et si je reviens à une chose déjà vue, en vérité elle me saisit plus que si elle était nouvelle, et réellement elle est nouvelle. Il ne s’agit que de choisir un spectacle varié et riche, afin de ne pas s’endormir dans la coutume. Encore faut-il dire qu’à mesure que l’on sait mieux voir, un spectacle quelconque enferme des joies inépuisables. Et puis, de partout, on peut voir le ciel étoilé ; voilà un beau précipice."
Valéry, Un Regard charitable, Mélange, Pléiade t. 1 p. 383 :
"Que de choses tu n'as pas même vues, dans cette rue où tu passes six fois le jour, dans ta chambre où tu vis tant d'heures par jour. Regarde l'angle que fait cette arête de meuble, avec le plan de la vitre. Il faut le reprendre au quelconque, au visible non vu - le sauver - lui donner ce que tu donnes par imitation, par insuffisance de ta sensibilité, au moindre paysage sublime, coucher de soleil, tempête marine, ou à quelque œuvre de musée. Ce sont là des regards tout faits. Mais donne à ce pauvre, à ce coin, à cette heure et choses insipides, et tu seras récompensé au centuple."