samedi 28 janvier 2023

Valéry (vieillesse)

Valéry, Cours du Collège de France, 12 et 19 mars 1943 : 

"J’ai ce triste avantage d’être un vieux monsieur, c’est-à-dire quelqu’un qui a vu autour de soi et en soi-même se former et se dissoudre un assez grand nombre de valeurs ; qui a vu des choses de l’apparence la plus solide s’écrouler ou se dissiper ; des germes imperceptibles se développer à l’extrême du développement ; des morts ressusciter, des Hercules tomber en faiblesse ; les notions les plus claires révéler des abîmes d’obscurité ; des systèmes ou des constructions abstraites les plus ardues devenir presque d’usage courant et nécessaire ; en un mot, tout le tableau de l’existence intelligible changer plusieurs fois autour de moi aussi profondément que le décor et le mécanisme de la vie matérielle.

[…] Je me cristallise, moi aussi à prononcer je ne sais quel anathème sur des choses qui ont raison contre moi, parce que je suis vieux, parce que je vous débarrasserai de ma présence bientôt, mais je laisserai des œuvres qui auront peut-être leur valeur reproduite à une époque ultérieure."


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/10/celine-houellebecq-changements.html

Céline, Mort à crédit Pléiade t. 1 p. 527 : 

"Destinée ou pas, on en prend marre de vieillir, de voir changer les maisons, les numéros, les tramways et les gens de coiffure, autour de son existence. Robe courte ou bonnet fendu, pain rassis, navire à roulettes, tout à l’aviation, c’est du même ! On vous gaspille la sympathie. Je veux plus changer. J’aurais bien des choses à me plaindre mais je suis marié avec elles, je suis navrant et je m’adore autant que la Seine est pourrie. Celui qui changera le réverbère crochu au coin du numéro 12 il me fera bien du chagrin. On est temporaire, c’est un fait, mais on a déjà temporé assez pour son grade."




vendredi 27 janvier 2023

Flaubert (Hugo)

Flaubert, lettre à sa sœur,  janvier 1843 :

"Tu t'attends à des détails sur Victor Hugo. Que veux-tu que je t'en dise ? C'est un homme comme un autre, d'une figure assez laide et d'un extérieur assez commun. Il a de magnifiques dents, un front superbe, pas de cils ni de sourcils. Il parle peu, a l'air de s'observer et de ne vouloir rien lâcher ; il est très poli et un peu guindé. J'aime beaucoup le son de sa voix. J'ai pris plaisir à le contempler de près ; je l'ai regardé avec étonnement, comme une cassette dans laquelle il y aurait des millions et des diamants royaux, réfléchissant à tout ce qui était sorti de cet homme assis alors à côté de moi sur une petite chaise, et fixant ses yeux sur sa main droite qui a écrit tant de belles choses. C'était là pourtant l'homme qui m'a le plus fait battre le coeur depuis que je suis né, et celui peut-être que j'aimais le mieux de tous ceux que je ne connais pas."


rappel : lettre bien plus tardive, sur l'œuvre : 


jeudi 26 janvier 2023

Dostoïevski (épiphanie)

Dostoïevski, (cité par D. Arban, Dostoïevski p. 42) :

"M'approchant de la Neva, je m'arrêtai un court instant, et mon regard fixait le lointain embrumé, brouillé de gel, mais empourpré soudain d'un dernier feu crépusculaire achevant sa flambée sur l'horizon enténébré. Une étrange pensée, soudain, s'éveilla en moi. Je tressaillis, l'on eût dit que mon coeur était brusquement submergé sous un flot de sang brûlant et bouillonnant, dans le déferlement d'une sensation souveraine, mais inconnue encore de moi. On eût dit que j'étais en train de comprendre quelque chose, quelque chose qui jusqu'alors avait seulement frémi en moi sans que j'en prisse conscience ; comme si quelque aveuglement était levé et que je visse enfin quelque chose de neuf, un monde neuf, que je ne connaissais encore que par d'obscures rumeurs et de mystérieux signes. Je suppose que c'est exactement à cette minute que commença ma vie."



mercredi 25 janvier 2023

Giono (deuil)

Giono, Un Roi sans divertissement :

"Marie Chazottes ! Évidemment, on y pensait ; mais il y a tout. On y pensait parce qu’on ne l’avait pas trouvée. La vérité est que, si on l’avait trouvée, on l’aurait enterrée au cimetière, c’est-à-dire qu’on y aurait pensé tout un jour, un bon coup, comme il se doit, et après, vogue la galère, comme il se doit. Mais, Bergues avait eu beau vadrouiller, et inspecter, et même renifler dès qu’il commença à faire un peu chaud : rien. […]

Il fallait en faire son deuil. Deuil pour la mère Chazottes en tout cas qui ne savait plus quelle contenance prendre. Où aller porter des fleurs ? Quoi faire ? Quoi faire à quoi ? Où était-elle ? Admettez qu’elle soit en voyage, chez ses cousines, ailleurs, ou en condition à Grenoble, ce serait pareil ! C’est ce qu’elle avait l’air de dire avec son visage ébahi et ses bras ballants devant ce printemps qui ne rendait rien cette fois (comme il est d’usage pour ceux qui se perdent pendant l’hiver). Blague à part, rongée d’un gros chagrin sans précédent ; à qui on ne pouvait apporter aucune consolation."



mardi 24 janvier 2023

Grossman (idée)

Grossman, Vie et destin : 

“L'idée surgit brutalement. Et aussitôt, sans hésiter, il comprit, il sentit que l'idée était juste. Il vit une explication neuve, extraordinairement neuve, des phénomènes nucléaires qui, jusqu'alors, semblaient inexplicables ; soudain, les gouffres s'étaient changés en passerelles. Quelle simplicité, quelle clarté ! Que cette idée était gracieuse et belle ! Il lui semblait que ce n'était pas lui qui l'avait fait naître, mais qu'elle était montée à la surface, simple et légère, comme une fleur blanche sortie de la profondeur tranquille d'un lac, et il s'exclama de bonheur en la voyant si belle...” 



lundi 23 janvier 2023

Valéry (philosophe)

Valéry, Cours de poétique au Collège de France, cours du 28 janvier 1938, "Critique de la philosophie" :

"Il y a évidemment, dans le philosophe, et par tradition très ancienne, un mélange de personnages assez curieux. On trouverait évidemment, à l’analyse chimique, dans un véritable philosophe, des éléments qui tiennent du poète, des éléments qui tiennent du savant, des éléments qui tiennent du moraliste, des éléments qui tiennent du mystique, des éléments qui tiennent même du prêtre, et même du législateur. Vous trouverez toujours, dans un philosophe, des éléments analogues, dans un grand philosophe, bien entendu, et dans un philosophe original il y a toujours cette tendance-là, accompagnée d’un trait que j’appellerai presque passionnel, d’un trait affectif remarquable, qui n’est autre que la volonté de puissance intellectuelle.

C’est, en somme, le dessein, qui est en lui, de tout résoudre et de tout ramener à soi-même, à sa monarchie, par voie intérieure.

[…] Beaucoup de gens font leur philosophie dans des occasions solennelles, un événement grave qui les frappe, une mort, par exemple, surtout les frappe, et alors ils font leur philosophie locale et momentanée. Mais, chez le philosophe, le moindre incident devient le germe, le commencement, le germe cristallin d’un développement qui va ou rejoindre son système ou commencer de le créer. Ainsi donc, nous avons là un exemple extrêmement simple de formation par sensibilité. Cette sensibilité est en quelque sorte hyperesthésiée chez certains, et ce sont ceux-là qui sont les philosophes prédestinés […]." 


dimanche 22 janvier 2023

Goethe (figure humaine)

Gœthe, Introduction aux Propylées, in Ecrits sur l'art, GF p. 149 : 

"La figure humaine ne saurait être saisie uniquement par la contemplation de sa surface. Si on veut véritablement contempler et imiter la belle totalité toute une qui se meut devant nos yeux en des ondulations vivantes, il faut mettre à nu son intérieur, distinguer ses différentes parties, prendre note de leurs liaisons et connaître leurs différences, il faut s'instruire des effets et contre-effets, s'imprégner de ce qui est enfoui et constitue le fondement de l'apparition extérieure. Le regard porté sur la surface d'un être vivant déconcerte l'observateur, et en cette occasion, comme en d'autres, l'adage suivant, plein de vérité, est de mise : on voit seulement ce qu'on connaît. Car, de même que celui qui a la vue courte voit mieux un objet dont il commence à s'éloigner qu'un objet duquel il ne commence que de s'approcher, parce que dans le premier cas la vision spirituelle lui vient en aide, on peut dire que la perfection de la contemplation réside au fond dans la connaissance.

Avec quelle perfection un connaisseur de l'histoire naturelle, pour autant qu'il soit aussi dessinateur, ne reproduit-il pas les objets, car il comprend et accentue l'importance et le caractère significatif des parties dont découle le caractère du Tout."


Die vornehmste Forderung, die an den Künstler gemacht wird, bleibt immer die: daß er sich an die Natur halten, sie studieren, sie nachbilden, etwas, das ihren Erscheinungen ähnlich ist, hervorbringen solle.

Wie groß, ja wie ungeheuer diese Anforderung sei, wird nicht immer bedacht, und der wahre Künstler selbst erfährt es nur bei fortschreitender Bildung. Die Natur ist von der Kunst durch eine ungeheure Kluft getrennt, welche das Genie selbst, ohne äußere Hülfsmittel, zu überschreiten nicht vermag.

Alles, was wir um uns her gewahr werden, ist nur roher Stoff, und wenn sich das schon selten genug ereignet, daß ein Künstler durch Instinkt und Geschmack, durch Übung und Versuche, dahin gelangt, daß er den Dingen ihre äußere schöne Seite abzugewinnen, aus dem vorhandenen Guten das Beste auszuwählen, und wenigstens einen gefälligen Schein hervorzubringen lernt; so ist es, besonders in der neuern Zeit, noch viel seltner, daß ein Künstler sowohl in die Tiefe der Gegenstände, als in die Tiefe seines eignen Gemüts zu dringen vermag, um in seinen Werken nicht bloß etwas leicht- und oberflächlich wirkendes, sondern, wetteifernd mit der Natur, etwas geistisch-organisches hervorzubringen, und seinem Kunstwerk einen solchen Gehalt, eine solche Form zu geben, wodurch es natürlich zugleich und übernatürlich erscheint.