samedi 16 mai 2020

McCullers (groupe)


McCullers (Carson), La Ballade du café triste, traduction Jacques Tournier, Pochothèque p. 826 :
« Il y avait une dizaine d'hommes sous la véranda du magasin de Miss Amelia. Ils attendaient, simplement, en silence, sans savoir eux-mêmes ce qu'ils attendaient. C'est exactement ce qui se passe à chaque période de tension, quand un grand événement se prépare : les hommes se rassemblent et attendent. Au bout d'un temps plus ou moins long, ils se mettent à agir tous ensemble. Sans qu'intervienne la réflexion ou la volonté de l'un d'entre eux. Comme si leurs instincts s'étaient fondus en un tout. La décision finale n'appartient plus alors à un seul, mais au groupe lui-même. A cet instant-là, plus personne n'hésite. Que cette action commune aboutisse au pillage, à la violence, au meurtre, c'est affaire de destin. Les hommes attendaient donc calmement sous la véranda de Miss Amelia. Aucun d'entre eux ne savait ce qui allait se passer, mais ils avaient tous la certitude intérieure qu'il fallait attendre, que l'instant était sur le point d'arriver. »

« Some eight or ten men had convened on the porch of Miss Amelia's store. They were silent and were indeed just waiting about. They themselves did not know what they were waiting for, but it was this: in times of tension, when some great action is impending, men gather and wait in this way. And after a time there will come a moment when all together they will act in unison, not from thought or from the will of any one man, but as though their instincts had merged together so that the decision belongs to no single one of them, but to the group as a whole. At such a time, no individual hesitates. And whether the matter will be settled peaceably, or whether the joint action will result in ransacking, violence, and crime, depends on destiny. So the men waited soberly on the porch of Miss Amelia's store, not one of them realizing what they would do, but knowing inwardly that they must wait, and that the time had almost come. »

vendredi 15 mai 2020

Alain (paysage)


Alain, Système des beaux-arts, De la peinture, chap. X, Du paysage, Pléiade Les Arts et les dieux p. 413-414 : 
« Pour l'âme fatiguée de cette attention émouvante qui, dans la vie de société, étudie sans cesse le visage humain, le repos est la perception des choses à distance de contemplation, si l'on peut dire, c'est-à-dire sans vouloir les reconnaître et les nommer pour notre usage. L'aspect des choses, sans aucune prudence de pensée qui choisisse et distingue, signifie la simple joie d'être percevant, c'est-à-dire le sentiment total de la vie encore, mais délivré de contrainte, loin des hommes et de tous les projets humains. Par une opposition du même genre, la joie de représenter des chemins, des forêts, des horizons vient naturellement après un long effort, et souvent vain, pour saisir dans un portrait tous les sentiments qu'éveille la vue d'un visage aimé, épié, redouté. Mais il fallait, pour assurer une telle réaction contre l'existence des salons et des jardins, encore d'autres causes, parmi lesquelles le développement des villes d'industrie et des maisons de rapport est une des principales, et aussi la liberté politique et même morale et religieuse, qui, en délivrant des contraintes de politesse, inclinait au vulgaire tous les visages.
On comprend d'après cela le caractère paradoxal de cet art du paysage, qui, même dans ses œuvres les plus finies, s'attache toujours à ce premier aspect qu'ont les choses dès qu'elles n'éveillent pas les intérêts et les passions. C'est […] pourquoi le forestier, qui estime le bois d'après l'arbre, ou le fermier, qui veut calculer les sacs de blé ou les bottes de fourrage, ne comprennent pas bien la peinture du plein air. Au contraire c'est un heureux moment, pour l'homme des villes, que celui où il saisit ce monde près et loin d'un seul regard, sans que sa pensée interprète les couleurs et les ombres et fasse le tour de chaque chose. Et l'art du peintre de paysages consiste d'abord à regarder ainsi toujours, sans compter les feuilles ni même les arbres, sans même penser autre chose, dans un clocher, dans le toit d'une maison, dans un tas de fagots, que des taches diversement colorées ; ensuite dans l'exécution, il doit se soumettre toujours à la vision immédiate, y revenir, conserver cette liaison des couleurs qui fait un seul être de toutes les choses, et donner enfin au spectateur, pendant un long moment, une rêverie percevante sans réveil. On comprend le prix de cette toile peinte qui transporte à la ville, dans le lieu même où tout est observation passionnée, souci et calcul, cette vision détendue, et ce sourire de la nature toujours prêt. »

jeudi 14 mai 2020

Kandinsky (vision)


Kandinsky, Du Spirituel dans l'art (éd. Folio) :
p. 106 : « […] les objets habituels ont un effet totalement superficiel sur un homme de sensibilité moyenne. Ceux par contre que nous voyons pour la première fois font immanquablement un certain effet sur nous. »
p. 185-186 : « Un mouvement très simple, dont le but est inconnu, fait par lui-même l'effet d'un mouvement important, mystérieux, solennel. Et cela aussi longtemps que l'on ne connaît pas le but extérieur, pratique, du mouvement. Il agit alors comme une résonance pure. Un travail simple, exécuté en commun (par exemple les préparatifs pour soulever un grand poids) prend, lorsque le but en est inconnu, une importance si singulière, si mystérieuse, si dramatique, et si poignante qu'involontairement on s'arrête comme devant une vision, comme devant une vie sur un autre plan, jusqu'à ce que, brusquement, le charme soit rompu, que l'explication pratique vienne d'un coup, et éclaire le travail mystérieux et ses buts. Il y a dans le simple mouvement, extérieurement non motivé, une mine inépuisable de possibilités. De tels cas se produisent surtout lorsqu'on est plongé dans de profondes pensées abstraites. De telles pensées arrachent l'homme à son activité quotidienne, pratique et utilitaire. C'est pourquoi l'observation de tels mouvements simples devient possible en dehors du cercle pratique. Mais dès l'instant où l'on se souvient de ce qu'il ne peut rien se produire d'énigmatique dans nos rues, l'intérêt pour le mouvement tombe : le sens pratique du mouvement en efface le sens abstrait. »

mercredi 13 mai 2020

Flaubert (jardins)


Flaubert, Bouvard et Pécuchet chap. 2 :
« Heureusement qu’ils trouvèrent dans leur bibliothèque l’ouvrage de Boitard, intitulé L'Architecte des Jardins.
L’auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, d’abord, le genre mélancolique et romantique, que se signale par des immortelles, des ruines, des tombeaux, et un « ex-voto à la vierge, indiquant la place où un seigneur est tombé sous le fer d’un assassin ». On compose le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des cabanes incendiées ; le genre exotique, en plantant des cierges du Pérou « pour faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur ». Le genre grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux ; de la mousse et des grottes, le genre mystérieux ; un lac, le genre rêveur. Il y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen se voyait naguère dans un jardin wurtembergeois — car on y rencontrait successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres, et une barque se détachant d’elle-même du rivage, pour vous conduire dans un boudoir où des jets d’eau vous inondaient quand on se posait sur le sofa.
Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes. Le temple à la philosophie serait encombrant. L’ex-voto à la madone n’aurait pas de signification, vu le manque d’assassins ; et, tant pis pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient trop cher. Mais les rocs étaient possibles, comme les arbres fracassés, les immortelles et la mousse, et dans un enthousiasme progressif, après beaucoup de tâtonnements, avec l’aide d’un seul valet et pour une somme minime, ils se fabriquèrent une résidence qui n’avait pas d’analogue dans tout le département.
La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli d’allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l’espalier, ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en était résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre.
Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau étrusque, c’est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds de hauteur, et l’apparence d’une niche à chien. Quatre sapinettes aux angles flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et enrichi d’une inscription.
Dans l’autre partie du potager, une espèce de Rialto enjambait un bassin offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La terre buvait l’eau, n’importe ! Il se formerait un fond de glaise qui la retiendrait.
La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres de couleur.
Au sommet du vigneau, six arbres équarris supportaient un chapeau de fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une pagode chinoise.
Ils avaient été sur les rives de l’Orne choisir des granits, les avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette, puis avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns par-dessus les autres ; et au milieu du gazon se dressait un rocher, pareil à une gigantesque pomme de terre.
Quelque chose manquait au delà pour compléter l’harmonie. Ils abattirent le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts mort, du reste), et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle sorte qu’on pouvait le croire apporté par un torrent ou renversé par la foudre. […]
C’était, dans le crépuscule, quelque chose d’effrayant. Le rocher, comme une montagne, occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus les haricots, et la cabane, au-delà, une grande tache noire, car ils avaient incendié son toit de paille pour la rendre plus poétique. Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu’à l’arbre foudroyé, qui s’étendait transversalement de la charmille à la tonnelle, où des pommes d’amour pendaient comme des stalactites. Un tournesol, çà et là, étalait son disque jaune. La pagode chinoise, peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des paons, frappés par le soleil, se renvoyaient des feux, et derrière la claire-voie, débarrassée de ses planches, la campagne toute plate terminait l’horizon. »



mardi 12 mai 2020

Tauler (fond)


Tauler [XIV° s.], Sermon II pour la Nativité de saint Jean Baptiste, 44, 4 ; t. II p. 253 [traduction ?] : 
« Cette connaissance est tout d’abord voilée. Les facultés ne peuvent pas atteindre ce fond. L’étendue qui se présente dans le fond n’a pas d’image qui la représente, pas de forme, pas de modalité déterminée. On n’y distingue pas un ‘ici’ et un ‘là’. C’est un abîme insondable en suspension en lui-même. Sans fond. On dirait des eaux qui bouillonnent en écumant. Tantôt elles s’engouffrent dans un abîme et il semble qu’il n’y ait absolument plus d’eau. Le moment d’après, elles surgissent de nouveau en tumulte, comme si elles allaient tout engloutir. On s’engouffre dans un abîme. Et dans cet abîme est l’habitation propre de Dieu. Beaucoup plus que dans le ciel ou en toute créature. Celui qui pourrait y parvenir y trouverait vraiment Dieu et se trouverait lui-même en Dieu simplement. Car Dieu ne quitte jamais ce fond. Dieu lui serait présent. C’est ici qu’on prend sensiblement conscience de l’éternité et qu’on s’y délecte. Il n’y a là ni passé ni futur. Dans ce fond aucune lumière créée ne peut pénétrer ni briller. C’est exclusivement l’habitation et la place de Dieu. »

lundi 11 mai 2020

Aymé (odeur)


Aymé, Maison basse Pléiade t. 2 p. 201 : 
« Ses yeux furent bientôt rassasiés et son nez devint attentif. Il régnait dans ce fond de cour une mauvaise odeur qui lui était inconnue et qui l'étonnait. Elle n'avait pas la richesse des émanations ammoniacales qui refluaient parfois jusque dans son arrière-boutique, quand les cabinets du voisinage, à la faveur d'une dépression atmosphérique, se prononçaient décidément. Elle était très loin de l'odeur de la misère, qui est un concours d'exhalaisons, auquel fournissent les moindres objets, une somme où dominent le gras de cuisine, le bois gâté, et la vieille literie. Elle n'avait non plus rien de commun avec l'aigre fumet de vieille femme et de moisissure, qui flotte dans les vieilles maisons bourgeoises de Paris. C'était une puanteur triste, insuffisante, comme si les déchets qui l'alimentaient eussent été eux-mêmes incomplets. Indécises, les émanations ne se composaient pas, étaient dépourvues d'harmonie, de solidarité. C'était une puanteur manquée, sans même une affirmation d'anarchie, et qui inquiétait le nez d'un homme sociable par tout ce qu'il y sentait d'irréalisé et de chaotique. On ne savait pas de quelle narine renifler, gêné qu'on était à se demander même si ces senteurs concernaient bien l'odorat. Jalamoi qui se flattait d'avoir le nez fin et façonné aux complexes les plus redoutables, se trouvait tout à fait dérouté. »

dimanche 10 mai 2020

Goethe (portrait)


Gœthe, Introduction pour la revue Propylées, 1798, in Écrits sur l'art, éd. Schaeffer-Todorov, GF p. 149 : 
« La figure humaine ne saurait être saisie uniquement par la contemplation de sa surface. Si on veut véritablement contempler et imiter la belle totalité toute une qui se meut devant nos yeux en des ondulations vivantes, il faut mettre à nu son intérieur, distinguer ses différentes parties, prendre note de leurs liaisons et connaître leurs différences, il faut s'instruire des effets et contre-effets, s'imprégner de ce qui est enfoui et constitue le fondement de l'apparition extérieure. Le regard porté sur la surface d'un être vivant déconcerte l'observateur, et en cette occasion, comme en d'autres, l'adage suivant, plein de vérité, est de mise : on voit seulement ce qu'on connaît. Car, de même que celui qui a la vue courte voit mieux un objet dont il commence à s'éloigner qu'un objet duquel il ne commence que de s'approcher, parce que dans le premier cas la vision spirituelle lui vient en aide, on peut dire que la perfection de la contemplation réside au fond dans la connaissance.
Avec quelle perfection un connaisseur de l'histoire naturelle, pour autant qu'il soit aussi dessinateur, ne reproduit-il pas les objets, car il comprend et accentue l'importance et le caractère significatif des parties dont découle le caractère du Tout. »

Die menschliche Gestalt kann nicht bloß durch das Beschauen ihrer Oberfläche begriffen werden, man muß ihr Inneres entblößen, ihre Teile sondern, die Verbindungen derselben bemerken, die Verschiedenheiten kennen, sich von Wirkung und Gegenwirkung unterrichten, das Verborgne, Ruhende, das Fundament der Erscheinung sich einprägen, wenn man dasjenige wirklich schauen und nachahmen will, was sich, als ein schönes ungetrenntes Ganze, in lebendigen Wellen, vor unserm Auge bewegt. Der Blick auf die Oberfläche eines lebendigen Wesens verwirrt den Beobachter, und man darf wohl hier, wie in andern Fällen, den wahren Spruch anbringen: Was man weiß, sieht man erst! denn wie derjenige, der ein kurzes Gesicht hat, einen Gegenstand besser sieht, von dem er sich wieder entfernt, als einen, dem er sich erst nähert, weil ihm das geistige Gesicht nunmehr zu Hülfe kommt, so liegt eigentlich in der Kenntnis die Vollendung des Anschauens.
Wie gut bildet ein Kenner der Naturgeschichte, der zugleich Zeichner ist, die Gegenstände nach, indem er das Wichtige und Bedeutende der Teile, woraus der Charakter des Ganzen entspringt, einsieht und den Nachdruck darauf legt.