Alain, Système des beaux-arts, De la peinture, chap. X, Du paysage, Pléiade Les Arts et les dieux p. 413-414 :
« Pour l'âme fatiguée de cette attention émouvante qui, dans la vie de société, étudie sans cesse le visage humain, le repos est la perception des choses à distance de contemplation, si l'on peut dire, c'est-à-dire sans vouloir les reconnaître et les nommer pour notre usage. L'aspect des choses, sans aucune prudence de pensée qui choisisse et distingue, signifie la simple joie d'être percevant, c'est-à-dire le sentiment total de la vie encore, mais délivré de contrainte, loin des hommes et de tous les projets humains. Par une opposition du même genre, la joie de représenter des chemins, des forêts, des horizons vient naturellement après un long effort, et souvent vain, pour saisir dans un portrait tous les sentiments qu'éveille la vue d'un visage aimé, épié, redouté. Mais il fallait, pour assurer une telle réaction contre l'existence des salons et des jardins, encore d'autres causes, parmi lesquelles le développement des villes d'industrie et des maisons de rapport est une des principales, et aussi la liberté politique et même morale et religieuse, qui, en délivrant des contraintes de politesse, inclinait au vulgaire tous les visages.
On comprend d'après cela le caractère paradoxal de cet art du paysage, qui, même dans ses œuvres les plus finies, s'attache toujours à ce premier aspect qu'ont les choses dès qu'elles n'éveillent pas les intérêts et les passions. C'est […] pourquoi le forestier, qui estime le bois d'après l'arbre, ou le fermier, qui veut calculer les sacs de blé ou les bottes de fourrage, ne comprennent pas bien la peinture du plein air. Au contraire c'est un heureux moment, pour l'homme des villes, que celui où il saisit ce monde près et loin d'un seul regard, sans que sa pensée interprète les couleurs et les ombres et fasse le tour de chaque chose. Et l'art du peintre de paysages consiste d'abord à regarder ainsi toujours, sans compter les feuilles ni même les arbres, sans même penser autre chose, dans un clocher, dans le toit d'une maison, dans un tas de fagots, que des taches diversement colorées ; ensuite dans l'exécution, il doit se soumettre toujours à la vision immédiate, y revenir, conserver cette liaison des couleurs qui fait un seul être de toutes les choses, et donner enfin au spectateur, pendant un long moment, une rêverie percevante sans réveil. On comprend le prix de cette toile peinte qui transporte à la ville, dans le lieu même où tout est observation passionnée, souci et calcul, cette vision détendue, et ce sourire de la nature toujours prêt. »