samedi 10 juin 2023

Balzac [Guez de] (Attila)

Balzac (Guez de), Le Socrate chrétien (1652) : 

"Il devait périr, cet homme fatal [= Attila], il devait périr, dès le premier jour de sa conduite, par une telle ou une telle entreprise ; mais Dieu se voulait servir de lui pour punir le genre humain et tourmenter le monde : la justice de Dieu se voulait venger et avait choisi cet homme pour être le ministre de ses vengeances. La raison concluait qu'il tombât d'abord [= dès l'abord] par les maximes qu'il a tenues ; mais il est demeuré longtemps debout par une raison plus haute qui l'a soutenu. Il a été affermi dans son pouvoir par une force étrangère et qui n'était pas de lui […]. Cet homme a duré pour travailler au dessein de la Providence. Il pensait exercer ses passions : il exécutait les arrêts du ciel […]. Il est très vrai qu'il y a toujours quelque chose de divin, disons davantage, qu'il n'y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les Etats. Ces dispositions, cette humeur, cette fièvre chaude de rébellion, cette léthargie de servitude, viennent de plus haut qu'on ne s'imagine. Dieu est le poète, et les hommes ne sont que les acteurs. Ces grandes pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel, et c'est souvent un faquin qui doit en être l'Atrée ou l'Agamemnon. Quand la Providence a quelque dessein, il ne lui importe guère de quels instruments et de quels moyens elle se serve. Entre ses mains tout est foudre, tout est tempête, tout est déluge, tout est Alexandre, tout est César […]. Dieu dit lui-même de ces gens-là qu'il les envoie en sa colère, et qu'ils sont les verges de sa fureur. Mais ne prenez pas ici l'un pour l'autre : les verges ne piquent ni ne frappent toutes seules […]. Cette main invisible, ce bras qui ne paraît pas, donne les coups que le monde sent ; il y a bien je ne sais quelle hardiesse qui menace de la part de l'homme ; mais la force qui accable est toute de Dieu."



vendredi 9 juin 2023

Scarron (incipit)

Scarron, Le Roman comique (incipit)

"Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course, et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s'amusaient qu'à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l'on dit que leur maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six, quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était attelée de quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument poulinière, dont le poulain allait et venait à l’entour de la charrette, comme un petit fou qu'il était."



jeudi 8 juin 2023

Haydn (Beethoven)

Haydn à Beethoven (1792) :  

[Extrait d’une conversation de Haydn avec son élève Beethoven, rapportée par le flûtiste Louis Drouet, cité par : Massin J. et B., Ludwig van Beethoven, Fayard, 1967, p. 45]

"Vous avez beaucoup de talent et vous en acquerrez encore plus, énormément plus. Vous avez une abondance inépuisable d’inspiration, vous aurez des pensées que personne n’a encore eues, vous ne sacrifierez jamais votre pensée à une règle tyrannique, mais vous sacrifierez les règles à vos fantaisies ; car vous me faites l’impression d’un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs, plusieurs âmes." 



mercredi 7 juin 2023

Chardonne (Valéry)

Chardonne, Propos comme ça, passages sur Valéry : 

p. 88 : "On est alarmé par l'expansion américaine ; c'est permis, à condition de ne pas l'appeler trop souvent pour réparer d'énormes bévues. Valéry le disait. Il a dit tout. Les écrivains sont coriaces ; Valéry ne les a pas intimidés. Il est vrai, rien ne les gêne."  

p. 108-109 : "Je viens d'apprendre que Valéry déjeunait quelquefois chez lui. Le plus souvent, en fin de matinée, il sortait ; et d'abord de lui-même. On ne le reconnaissait guère dans sa conversation, faite pour tout le monde. Il lisait peu et n'a vraiment parlé qu'à lui-même. 

Visage raviné, les cheveux gris tristement collés à ce crâne auguste, teint pâle et un rien de jaune, une moustache courte, un peu folâtre ; il roulait une cigarette toujours recommencée. 

Valéry prosateur, le plus beau nom de la littérature française, avec Bossuet".



mardi 6 juin 2023

Saint-John Perse (vents)

Saint-John Perse, Vents [incipit] : 


C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,

De très grands vents en liesse par le monde, qui n'avaient d'aire ni de gîte,

Qui n'avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,

En l'an de paille sur leur erre... Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !


Flairant la pourpre, le cilice, flairant l'ivoire et le tesson, flairant le monde entier des choses,

Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d'athlètes, de poètes,

C'étaient de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,

Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses... 


lundi 5 juin 2023

Hrabal (admiration)

Hrabal, Vita Nuova p. 192  :

[sans ponctuation, comme souhaité par l'auteur]

... au commencement de tout il y a l'admiration quand tu t'étonnes de quelque chose alors on dirait que tu te figes tu es terriblement passif n'importe ce n'est que de l'humilité mais pleine d'une étincelante attente cet état qui précède une annonciation tu as les yeux ouverts et l'âme ouverte brusquement ta passivité se change en son contraire et tu ressens l'envie non la nécessité de tout noter un écrivain c'est celui qui commence par copier ce qu'il a vu ce qui s'est éclairé à ses yeux ce n'est rien d'autre que l'immense joie de sentir qu'il existe quelque chose en dehors de toi ...


[avec ponctuation (probable) ajoutée]

... au commencement de tout il y a l'admiration ; quand tu t'étonnes de quelque chose alors on dirait que tu te figes ; tu es terriblement passif ; n'importe, ce n'est que de l'humilité mais pleine d'une étincelante attente, cet état qui précède une annonciation : tu as les yeux ouverts et l'âme ouverte ; brusquement ta passivité se change en son contraire et tu ressens l'envie, non la nécessité, de tout noter ; un écrivain c'est celui qui commence par copier ce qu'il a vu ; ce qui s'est éclairé à ses yeux, ce n'est rien d'autre que l'immense joie de sentir qu'il existe quelque chose en dehors de toi ...


rappel Ribot : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/05/ribot-surprise.html

dimanche 4 juin 2023

Léautaud (imitation)

Léautaud, Mélange : 

"Je flânais l'autre jour boulevard Rochechouart. Est passé devant moi un simili-Charlot. C'était tout à fait sa taille, sa démarche, son allure, ses gestes, son visage, son teint, ses jeux de physionomie et son costume au complet, avec le petit chapeau melon posé sur l'oreille, les énormes souliers et le stick habituel. II y manquait un rien, mais qui est tout : la vraie flamme si caressante du regard, le délicieux sourire et je ne sais quoi qui indique la race du vrai Charlot, grand artiste. Ce simili-Chariot s'est assis à une terrasse de café, est entré dans une pharmacie, s'est assis à une autre terrasse de café, avec toutes les mines et les pitreries qu'on voit au vrai sur l'écran. Des gens suivaient, faisaient cercle, admiraient : "Étonnant. Très réussi ! C'est tout à fait Charlot !" J'ai trouvé cela lamentable. Se contenter ainsi de singer, de repéter, de s'effacer sous l'image d'un autre, de donner l'illusion d'un autre ? N'être qu'une copie, si réussie soit-elle ? Un tout petit tour, mais personnel, n'eût-il pas mieux valu, la moindre grimace, mais qui ne fût pas empruntée ?  

Que de gens, en littérature, sont comme ce simili-Charlot !"