samedi 23 avril 2022

Goncourt (simplicité)

Goncourt, Journal, 4 mars 1860, Bouquins t. 1 p. 540 : 

"On oppose toujours la simplicité des œuvres antiques à la complication et à la recherche des oeuvres modernes. On cite les beautés d'Hornère, ces tableaux naïfs, l'intérêt qui ne sort guère* d'accidents héroïques et matériels, la blessure d'un homme, la mort d'un autre Mais qui intéresserait aujourd'hui la vieille humanité avec ces contes épiques de son enfance ? Tout est devenu complexe dans l'homme. Les douleurs physiques ont été multipliées par les sentiments moraux. On meurt aujourd'hui d'anémie, comme on mourait jadis d'un coup de lance. L'observation et le microscope ont été trouvés. Les caractères sont devenus des habits d'Arlequin. Reste à savoir si l'immortalité, c'est-à-dire la compréhension générale, sera aussi grande pour les œuvres de notre temps, si propres à un temps, comme Balzac, que pour des œuvres qui n'ont eu qu'à peindre les idées primitives, les sensations mêmes, le roman grossier d'un monde brut et d'un âge où l'âme humaine semble à l'état de nature."


* qui ne sort guère de... = qui se limite à... 


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28 août 1855, Bouquins t. 1 p. 147 :

"De l'action, du drame matériel, [...] la curiosité, l'étude sont passées au sentiment, à l'action intérieure, au drame immatériel, du récit du bras au récit du cerveau."


vendredi 22 avril 2022

Baudelaire (singularité)

Baudelaire, Salon de 1846, De L'idéal et du modèle :

"Quoique le principe universel soit un, la nature ne donne rien d’absolu, ni même de complet ; je ne vois que des individus. Tout animal, dans une espèce semblable, diffère en quelque chose de son voisin, et parmi les milliers de fruits que peut donner un même arbre il est impossible d’en trouver deux identiques. […] Chaque individu est une harmonie […] Que Lavater se soit trompé dans le détail, c’est possible ; mais il avait l’idée du principe. Telle main veut tel pied ; chaque épiderme engendre son poil. Chaque individu a donc son idéal."

jeudi 21 avril 2022

Kundera (musique)

Kundera,  L'ignorance :

"La radio fut le petit ruisseau par lequel tout commença. Vinrent ensuite d’autres moyens techniques pour recopier, multiplier, augmenter le son, et le ruisseau devint un immense fleuve. Si, jadis, on écoutait de la musique par amour de la musique, aujourd’hui elle hurle partout et toujours, “sans se demander si on a envie de l’écouter”, elle hurle dans les haut-parleurs, dans les voitures, dans les restaurants, dans les ascenseurs, dans les rues, dans les salles d’attente, dans les salles de gymnastique, dans les oreilles bouchées des walkmen, musique réécrite, réinstrumentée, raccourcie, écartelée, des fragments de rock, de jazz, d’opéra, flot où tout s’entremêle sans qu’on sache qui est le compositeur (la musique devenue bruit est anonyme), sans qu’on distingue le début ou la fin (la musique devenue bruit ne connaît pas de forme) : l’eau sale de la musique où la musique se meurt."


mercredi 20 avril 2022

Joyce (lettre)

Joyce, lettre [en français] à Louis Gillet, août 1931 :

Cher monsieur Gillet : Depuis le mois d’avril je n’ai eu à faire qu’avec des gérants, des avocats, des courtiers et, pire encore, des chanteurs à Francfort. Enfin votre article dans le Revue des deux mondes arrive. Quell’ rose ! Le pauvre moine du désert y a brouté à coeur joie. Il en a savouré chaque petite feuille de phrase, il a croqué les baies, il s’est même admiré un peu dans un petit miroir d’eau, pas plus grand que son ricanement, et ensuite, se trouvant fort beau garçon, il s’est allongé, à la vue des deux mondes susdits, la pâquerette de l’innocence entre ses lèvres maladieuses, et s’est mis à dormir le sommeil des joyces. Il se réveillera demain, plus fort, encouragé et reconnaissant. 

Cordialement vôtre. 

James Joyce



mardi 19 avril 2022

Valéry (discours)

Valéry, Tel quel, Pléiade t. 2, 1960, p. 635 :

"Dans Racine, l'ornement perpétuel semble tiré du discours et c'est là le moyen et le secret de sa prodigieuse continuité, tandis que chez les modernes, l'ornement rompt le discours. Le discours de Racine sort de la bouche d'une personne vivante, quoique toujours assez pompeuse. De même chez La Fontaine ; mais la personne est familière, parfois fort négligée. Au contraire chez Hugo, chez Mallarmé et quelques autres, paraît une sorte de tendance à former des discours non humains, et en quelque manière, absolus, – discours qui suggèrent je ne sais quel être indépendant de toute personne, – une divinité du langage, – qu'illumine la Toute-Puissance de l'Ensemble des Mots. C'est la faculté de parler qui parle ; et parlant, s'enivre ; et ivre, danse."



lundi 18 avril 2022

Balzac (Baudelaire, Gautier, haschisch)

Gautier, sur Baudelaire parlant de Balzac... : 

"Balzac vint à une de ces soirées, et Baudelaire raconte ainsi sa visite : « Balzac pensait sans doute qu'il n'est pas de plus grande honte ni de plus vive souffrance que l'abdication de sa volonté. Je l'ai vu une fois, dans une réunion où il était question des prodigieux effets du haschich. Il écoutait et questionnait avec une attention et une vivacité amusantes. Les personnes qui l'ont connu devinent qu'il devait être intéressé. Mais l'idée de penser malgré lui-même le choquait vivement ; on lui présenta du dawamesk, il l'examina, le flaira, et le rendit sans y toucher. La lutte entre sa curiosité presque enfantine et sa répugnance pour l'abdication, se trahissait sur son visage expressif d'une manière frappante ; l'amour de la dignité l'emporta. En effet, il est difficile de se figurer le théoricien de la volonté, le jumeau spirituel de Louis Lambert consentant à perdre une parcelle de cette précieuse substance. »

Nous étions ce soir-là à l'hôtel Pimodan, et nous pouvons constater la parfaite exactitude de cette petite anecdote. Seulement, nous y ajouterons ce détail caractéristique : en rendant la cuillerée de dawamesk qu'on lui offrait, Balzac dit que l'essai était inutile et que le haschich, il en était sûr, n'aurait aucune action sur son cerveau."



dimanche 17 avril 2022

Platon + Cervantès (imitation)

Platon, République III 396 c-d, trad. Cousin :

"L'homme mesuré, ce me semble, quand il sera amené dans un récit à rapporter quelque mot ou quelque action d'un homme bon, voudra s'exprimer comme s'il était cet homme et ne rougira pas d'une telle imitation, surtout s'il imite quelque trait de fermeté ou de sagesse. Il imitera moins souvent et moins bien son modèle quand celui-ci aura failli, sous l'effet de la maladie, de l'amour, de l'ivresse ou d'un autre accident. Et lorsqu'il aura à parler d'un homme indigne de lui, il ne consentira pas à l'imiter sérieusement, sinon en passant, quand cet homme aura fait quelque chose de bien ; et encore en éprouvera-t-il de la honte, à la fois parce qu'il n'est point exercé à imiter de tels hommes et parce qu'il lui répugne de se modeler et de se former sur le type de gens qui ne le valent pas; au fond, il méprise l'imitation et n'y voit qu'un amusement."


Cervantès, Le colloque des chiens, Pléiade p. 451  :

"Libre au bateleur de brocarder, à l'histrion de faire ses tours de main ou de voltige, au bélître de braire, libre soit-il d'imiter le chant des oiseaux et les divers gestes et façons d'agir des bêtes et des hommes, l'homme bas qui s'en sera fait profession, mais que ne veuille point faire de même l'homme de qualité : aucune habileté de ce genre ne peut lui donner crédit ni honorable renom"  

[Apode el truhán, juegue de manos y voltee el histrión, rebuzne el pícaro, imite el canto de los pájaros y los diversos gestos y acciones de los animales y los hombres el hombre bajo que se hubiere dado a ello, y no lo quiera hacer el hombre principal, a quien ninguna habilidad déstas le puede dar crédito ni nombre honroso]