samedi 2 mars 2024

Benda (paragraphe)

Benda, Du style d'idées – Réflexions sur la pensée VI, 3, b : 

"Le paragraphe organisé est, en quelque sorte, une dilatation de la phrase organisée ; j'entends qu'il présente, lui aussi, une proposition centrale avec des dépendances, mais qui seront ici des phrases entières, le tout comportant une unité de direction, semblable à celle d'un corps vivant par-dessus la diversité de ses parties. La loi de cet être verbal est la convergence, c'est-à-dire que le développement des dépendances n'y doit jamais prendre des proportions telles qu'elles empêchent d'apparaître le centre unique auquel elles s'attachent, comme il arrive chez ce romancier français contemporain, dont les paragraphes, avec leurs subalternes qui engendrent d'autres subalternes, leurs incidentes qui lèvent d'autres incidentes, leurs parenthèses qui aimantent d'autres parenthèses, font totalement perdre au lecteur le sens de leur unité de but, en accordant qu'elle existe."


vendredi 1 mars 2024

Carvalho (fête)

Carvalho, Fantaisie pour deux colonels et une piscine, trad. M.-H. Piwnik  p. 58-59 : 

"Un village en fête gêne le plus souvent les étrangers, qui préféreraient en général le traverser en un clin d'oeil, insensibles aux surprises prévues par les réjouissances, indifférents aux monstrueux arcs de triomphe en contreplaqué avec des sirènes et des grappes de raisin dessinées, genre train fantôme, aux ivrognes joyeux communiquant leur euphorie au reste de l'humanité, aux fringues – de marque – du dimanche, aux familles triomphantes qui parcourent en groupes plus ou moins compacts les rues coupées à la circulation par des branches de pin, aux horribles ballons des enfants geignards, figurant des monstres planant la gueule béante, au boniment vaguement rigolard et porté sur le calembour minable diffusé par les haut-parleurs, aux musiquettes les plus tartes qu'aient produites les sept parties du monde, à l'odeur des grillades de porc et de la fumée nauséabonde et voyageuse qui en résulte, enfin à cette voiture qui est toujours, toujours, toujours entourée de spécialistes, le capot ouvert exhalant des volutes blanchâtres plus que suspectes."


jeudi 29 février 2024

Valéry (amorce)

Valéry, Cours de Poétique, 3 février 1945 : 

 "C’est en général par un accident que commence une œuvre quelconque ; cet accident peut être celui qui se produit dans votre esprit, une sensibilisation particulière sur un sujet déterminé, une rencontre dans la rue, un regard que vous jetez sur les choses, un événement extérieur que vous lisez dans les journaux : tout cela peut suggérer quelque chose qui va être un germe. Vous ne savez pas ce qui est en vous, et ceci déclenche en vous quelque chose. C’est ce que j’ai appelé […] des implexes, c’est-à-dire tout ce qu’un homme porte ainsi sans le savoir, et qui sort de lui sous la pression d’une circonstance extérieure."


mercredi 28 février 2024

Torres (anti-moderne)

Torres (Fernanda), Fin : 

”J’ai eu la chance de vieillir en fumant. Je ne trie pas les déchets, je ne recycle pas, je jette mes mégots dans les toilettes, j’utilise des aérosols, je prends de longs bains chauds et je me brosse les dents avec le robinet ouvert. J’emmerde l’humanité. Je ne serai pas là pour voir. Je ne vote plus depuis treize ans, je ne me sens pas coupable de la tragédie qui m’entoure.

[…] ”Les cyclistes sont des assassins, des suicidaires et des assassins.”


mardi 27 février 2024

Spinoza (progrès)

Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, Vrin, 1984, trad. Koyré, p. 24-26 : 

"Pour forger le fer on a besoin d’un marteau, et pour avoir un marteau, il est nécessaire de le [forger]. Pour cela on a besoin d’un autre marteau et d’autres instruments ; et pour avoir ceux-ci on a besoin de nouveaux instruments, et ainsi à l’infini. Or c’est bien en vain qu’on s’efforcerait de prouver de cette façon que les hommes n’ont aucun pouvoir de forger le fer. Mais de même que les hommes, au début, à l’aide d’instruments naturels, et bien qu’avec peine et d’une manière imparfaite, ont pu faire certaines choses très faciles, et après avoir fait celles-ci, en ont fait d’autres, plus difficiles, avec moins de peine et plus de perfection, et ainsi, s’élevant par degrés des travaux les plus simples aux instruments, et des instruments revenant à d’autres œuvres et instruments, en arrivèrent à pouvoir accomplir beaucoup de choses, et de très difficiles, avec peu de labeur ; de même l’entendement par sa puissance innée se forme des instruments intellectuels, à l’aide desquels il acquiert d’autres forces pour d’autres oeuvres intellectuelles et grâce à ces oeuvres (il se forme) d’autres instruments, c’est-à-dire le pouvoir de pousser l’investigation plus avant : ainsi il avance de degré en degré jusqu’à ce qu’il ait atteint le comble de la sagesse."


lundi 26 février 2024

Spitzer (analogie, Claudel, Curtius)

Spitzer Études de Style, 2° recueil p. 282 (note) : 

"Il est significatif que Claudel […] aime ce même style qui crée des analogies. Claudel qui souligne la naissance simultanée et la complémentation réciproque de toutes choses et qui définit la connaissance comme le savoir de la co-naissance ; Curtius […] écrit : "Cette conviction signifie [...] simultanément qu'une chose puisse contenir des rapports, des allusions, des connotations à une autre : qu'une chose puisse désigner, éclairer, représenter une autre chose ; qu'une chose devienne image et symbole d'une autre. Ainsi la langue imagée et la symbolique, dont l'originalité et le contenu porte [sic] la valeur artistique de l'œuvre de Claudel, est-elle enracinée dans sa vision du monde." Et Curtius examine deux de ces symboles thématiques (ce que j'appelle des "motifs"), qui traverse [sic] la créalion de Claudel : le corps et l'arbre comme "hiérogrammes de l'esprit et de sa légalité". […] Quand Claudel voit la cathédrale gothique comme un corps et le creux de la poitrine comme une cathédrale gothique, l'homme comme un arbre (une croix) et l'arbre (la croix) comme un homme, Curtius a raison de souligner la simultanéité d'une vision chargée de sens et de symbolisation, et d'expliquer cette analogie à partir de la vision du monde qu'a Claudel."


dimanche 25 février 2024

Montaigne (fiasco)

Montaigne, Essais I, II  :

"Qui peut dire à quel point il brûle est dans un petit feu" [Pétrarque], disent les amoureux qui veulent représenter une passion insupportable. Aussi n'est-ce pas en la vive et plus cuisante chaleur de l'accès que nous sommes propres à déployer nos plaintes et nos persuasions. L'âme est alors aggravée de profondes pensées, et le corps abattu et languissant d'amour. Et de là s'engendre parfois la défaillance fortuite, qui surprend les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit par la force d'une ardeur extrême, au giron même de la jouissance."