Clair (Jean), De immundo, p.121-123
"La haine de l’autre, le fantasme de la maîtrise absolue qu’on prétend exercer sur cet autre, la satanocratie du mal […] se manifestent dans une société qui a vu advenir ce que Marcel Gauchet appelle l’«individu total» (1). C’est une civilisation de nature fécale, dans laquelle tout individu estime ne plus rien devoir à la société mais, d’elle, pouvoir exiger tout.
À l’État total que nous avons connu au siècle dernier succéderait aujourd’hui l’individu total. Et au culte du sang, qui a fondé la société totalitaire – avec ses valeurs singulières, verser le sang, être de même sang, protéger la pureté du sang -, succéderait un culte de l’excrémentiel, où s’affirme la puissance de l’individu total. L’individu total, l’artiste raté, le plasticien des derniers jours, celui qui impose aux autres sa merde, c’est l’enfant des premiers jours. Quand Charles Baudelaire avançait que « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté », la chute « à volonté » cachait encore la dimension tragique de pareille régression.
Dans un monde où les élites ont disparu au nom de l’égalité, bien souvent décimées par la plèbe, mais dans lequel on attribue « à l’Art un pouvoir de connaissance spécifique et supérieur qui nous ramène hors des religions constituées, dans la sphère d’un religieux primordial et indifférencié » (2), l’Artiste, étrangement, garde seul l’étonnant privilège d’être considéré comme un être à part, au point d’apparaître comme le maître fantasmé du monde, son bouffon excrémentiel et tout-puissant."
(1) Marcel Gauchet, La Condition historique
(2) Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie