samedi 20 avril 2024

Goncourt (création 2)

Goncourt, Journal, 19 mars 1858  : 

"Plus je coudoie de ceux-là qui dépensent leur vie, la fièvre de leur esprit dans le Petit Journal, plus je suis convaincu que l'état, les agitations, la vie sans assiette, la précipitation des idées, le détournement de la pensée, de l'observation, du travail lent et mûri rendent ceux-là absolument impropres, même dans l'avenir, à une œuvre ; il faut, pour pondre, une retraite, et comme une nuit à l’esprit ."


vendredi 19 avril 2024

Pessoa (fusion)

Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, trad. Françoise Laye : 

"Tout ce qui nous entoure devient partie de nous-mêmes, s’infiltre dans les sensations mêmes de la chair et de la vie, et la bave de la grande Araignée nous lie subtilement à ce qui est près de nous, nous berçant dans le lit léger d’une mort lente qui nous balance au vent. Tout est nous, et nous sommes tout ; mais à quoi cela sert-il puisque tout est rien ? Un rai de soleil, un nuage – dont seule l’ombre soudaine nous dit le passage – , une brise qui se lève, le silence qui la suit lorsqu’elle a cessé, tel ou tel visage, des voix au loin, un rire qui monte parfois, parmi ces voix parlant entre elles, puis la nuit où émergent, dépourvus de sens, les hiéroglyphes morcelés des étoiles."


jeudi 18 avril 2024

Valéry (écarts)

Valéry, Les droits du poète sur la langue, (Lettre à Clédat), in Pièces sur l’art, Pléiade t. 2 p. 1264 : 

"[Le linguiste] est par définition, un observateur et un interprète de la statistique. L'écrivain, c'est tout le contraire : il est un écart, un agent d'écarts. Ce qui ne veut point dire que tous les écarts lui sont permis ; mais c'est précisément son affaire, son ambition, que de trouver les écarts qui enrichissent, – ceux qui donnent l'illusion de la puissance, ou de la pureté, ou de la profondeur du langage."


mercredi 17 avril 2024

Boileau (distance)

Boileau, Art poétique IV : 

"Je ne suis pas pourtant de ces tristes esprits

Qui, bannissant l'amour de tous chastes écrits,

D'un si riche ornement veulent priver la scène,

Traitent d'empoisonneurs et Rodrigue et Chimène.

L'amour le moins honnête, exprimé chastement,

N'excite point en nous de honteux mouvement.

Didon a beau gémir, et m'étaler ses charmes ;

Je condamne sa faute en partageant ses larmes.

Un auteur vertueux, dans ses vers innocens,

Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sens ;

Son feu n'allume point de criminelle flamme."


mardi 16 avril 2024

Valéry (musique)

Valéry, Tel Quel 1 Pochothèque t. 3 p. 184 : 

"La musique m'ennuie au bout d'un peu de temps, et d'autant plus court qu'elle a eu plus d'action sur moi. C'est qu'elle vient gêner ce qu'elle vient d'engendrer en moi, de pensées, de clartés, de types et de prémisses. Rare est la musique qui ne cesse d'être ce qu'elle fut ; qui ne gâte et ne traverse ce qu'elle a créé, mais qui nourrisse ce qu'elle vient de mettre au monde, en moi. 

J’en conclus que le vrai connaisseur en cet art est nécessairement celui auquel il ne suggère rien."


lundi 15 avril 2024

Clair (art)

Clair (Jean), De immundo, p.121-123

"La haine de l’autre, le fantasme de la maîtrise absolue qu’on prétend exercer sur cet autre, la satanocratie du mal […] se manifestent dans une société qui a vu advenir ce que Marcel Gauchet appelle l’«individu total» (1). C’est une civilisation de nature fécale, dans laquelle tout individu estime ne plus rien devoir à la société mais, d’elle, pouvoir exiger tout.

À l’État total que nous avons connu au siècle dernier succéderait aujourd’hui l’individu total. Et au culte du sang, qui a fondé la société totalitaire – avec ses valeurs singulières, verser le sang, être de même sang, protéger la pureté du sang -, succéderait un culte de l’excrémentiel, où s’affirme la puissance de l’individu total. L’individu total, l’artiste raté, le plasticien des derniers jours, celui qui impose aux autres sa merde, c’est l’enfant des premiers jours. Quand Charles Baudelaire avançait que « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté », la chute « à volonté » cachait encore la dimension tragique de pareille régression.

Dans un monde où les élites ont disparu au nom de l’égalité, bien souvent décimées par la plèbe, mais dans lequel on attribue « à l’Art un pouvoir de connaissance spécifique et supérieur qui nous ramène hors des religions constituées, dans la sphère d’un religieux primordial et indifférencié » (2), l’Artiste, étrangement, garde seul l’étonnant privilège d’être considéré comme un être à part, au point d’apparaître comme le maître fantasmé du monde, son bouffon excrémentiel et tout-puissant."

(1) Marcel Gauchet, La Condition historique

(2) Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie


dimanche 14 avril 2024

Valéry (similitudes)

Valéry, Cahiers (1913) in Pléiade t. 2 p. 998 : 

"Les analogies et les métaphores doivent être considérées les produits réguliers, les actes d’un certain état déterminé, dans lequel tout ce qui paraît ne paraît que dans une sorte de résonance de similitudes. Dans cet état, il n’est pas de chose isolée, l’esprit procède par groupes entiers et ce qui est chose isolée lui est chose incomplète, inachevée. […] Tout le donné est fraction, commencement, insuffisance."