vendredi 6 septembre 2019

Nabokov (résurrection)



Nabokov, Le Don chap. 2, (trad. Raymond Girard révisée par René Alladaye) Pléiade 2-187-188 : 
« […] dans une rue tranquille […] il y avait, […] une remarquable clôture fabriquée au moyen d'une autre démontée ailleurs (peut-être dans une autre ville) et qui avait auparavant enceint le camp d'un cirque ambulant ; mais, à présent, les planches avaient été placées n'importe comment, comme si elles avaient été clouées ensemble par un aveugle, de telle sorte que les animaux de cirque qui avaient été peints sur ces planches autrefois, et qui avaient été mélangés en cours de route, étaient démantelés et que seuls subsistaient les éléments épars qui les composaient — ici, une jambe de zèbre, là, le dos d'un tigre ; et l'arrière-train d'un animal apparaissait à côté de la patte renversée d'une autre créature : la promesse d'une vie à venir avait été tenue pour la clôture, mais l'abolition des images terrestres qui s'y trouvaient détruisait la valeur terrestre de l'immortalité ; la nuit, cependant, on ne pouvait distinguer que peu de chose, tandis que les ombres démesurément grandes des feuilles (il y avait un réverbère à proximité) reposaient assez logiquement sur les planches, en ordre parfait — c'était là une sorte de compensation, d'autant plus qu'il était impossible de les transférer en un autre endroit, avec les planches, après avoir fragmenté et mélangé les éléments du dessin : elles ne pouvaient être transférées qu'ensemble, in toto, avec la nuit tout entière. »

« there was, [...] a remarkable fence made out of another one which had been dismantled somewhere else (perhaps in another town) and which had previously surrounded the camp of a wandering circus, but the boards had now been placed in senseless order, as if nailed together by a blind man, so that the circus beasts once painted on them, and reshuffled during transit, had disintegrated into their component parts—here there was the leg of a zebra, there a tiger’s back, and some animal’s haunch appeared next to another creature’s reversed paw: life’s promise of a life to come had been kept with respect to the fence, but the rupture of the earthly images on it destroyed the earthly value of immortality ; at night, however, little could be made out of it, while the exaggerated shadows of the leaves (nearby there was a streetlight) lay on the boards quite logically, in perfect order—this served as a kind of compensation, the more so since it was impossible to transfer them to another place, with the boards, having broken up and mixed the pattern: they could only be transferred in toto, together with the whole night. »




Huxley (fiction)


Huxley, Le génie et la déesse (trad. Castier modifiée) : 
« - L'ennui avec la fiction* dit John Rivers, c'est qu'elle constitue un tout trop cohérent. La réalité ne fait jamais un tout cohérent.
- Jamais ? fis-je, d'un ton de doute.
- Peut-être, du point de vue de Dieu, concéda-t-il. Jamais, du nôtre. La fiction a de l'unité, la fiction a du style. Les faits ne possèdent ni l'une, ni l'autre. Dans la nature brute, l'existence, c'est toujours “une sacrée chose après une autre”, et chacune de ces sacrées choses est simultanément Thurber et Michel-Ange, simultanément Mickey Spillane [et Maxwell**] et Thomas a Kempis. Le critère de la réalité, c'est son décousu intrinsèque.
Et lorsque je demandai : “ Par rapport à quoi ? ” il agita une main brune et carrée dans la direction des rayons chargés de livres.
- Par rapport à ce qui a été Pensé et Dit de Meilleur, déclama-t-il avec une feinte solennité. Puis : Chose curieuse, celles qui sont le plus proches de la réalité, ce sont toujours les fictions qui sont censées être les moins vraies. […]
 Il se pencha en arrière et toucha le dos d'un exemplaire délabré des Frères Karamazoff : "Il y a là tellement d'incohérence, que c'en est presque vrai" […] Peut-être la réalité totale manque-telle toujours trop de dignité pour être enregistrée, peut-être manque-t-elle par trop de sens, ou est-elle trop horrible, pour qu'on la laisse non-romancée. »

* Le traducteur commençait par : "Le chiendent avec la littérature d'imagination..."
** Le traducteur oublie Maxwell.

"The trouble with fiction," said John Rivers, "is that it makes too much sense. Reality never makes sense."
"Never?" I questioned.
"Maybe from God's point of view," he conceded.
"Never from ours. Fiction has unity, fiction has style. Facts possess neither. In the raw, existence is always one damned thing after another, and each of the damned things is simultaneously Thurber and Michelangelo, simultaneously Mickey Spillane and Maxwell and Thomas à Kempis. The criterion of reality is its intrinsic irrelevance." And when I asked, "To what?" he waved a square brown hand in the direction of the bookshelves. "To the Best that has been Thought and Said," he declaimed with mock portentousness. And then, "Oddly enough, the closest to reality are always the fictions that are supposed to be the least true." He leaned over and touched the back of a battered copy of The Brothers Karamazov. It makes so little sense that it’s almost real. […] Maybe the total reality is always too undignified to be recorded, too senseless or too horrible to be left unfictionalized.


jeudi 5 septembre 2019

Musil + J. Romains (ennui)


Musil, Essais (1918), trad. Jaccotet, p. 342 : 
« L'Europe était en proie à une grave dépression, et l'Allemagne plus encore. La religion morte. L'art et la science devenus une affaire d'initiés. La philosophie réduite à une science de la connaissance. La vie de famille (avouons-le franchement) : à mourir d'ennui ! Les distractions tapageuses, comme pour être sûrs de ne pas s‘endormir. La grande majorité des hommes transformés en ouvriers de précision, capables d'un nombre très limité de gestes. Avec cela, grâce aux journaux et aux chemins de fer, chacun de nous comme au centre du globe, mais sans pouvoir rien en tirer. La politique : une vente au détail d'idées usagées. Dans une telle forme de vie, qu'y a-t-il qui vaille* la peine d'être vécu ? L'homme de 1914 s'ennuyait littéralement à mourir ! Voilà comment la guerre a pu faire miroiter à ses yeux, avec l'ivresse de l'aventure. l'éclat des rivages encore inconnus. »

* la traduction donne ‘vale’, forme du subjonctif réservée au verbe ‘prévaloir’

Romains (J.), Les Hommes de bonne volonté, vol. Le Drapeau noir, Bouquins p. 1262-1263 : 
« Ah ! on allait se sentir vivre. Plus question, une seconde, de s'ennuyer. L'ennui ? En arrière, Ennui ! En arrière, l'époque de l'Ennui ; le temps de la Paix sans Histoire. Voici que commence l'Histoire » 

mercredi 4 septembre 2019

Fromentin + Thibaudet (Sahara)



Fromentin, Un été dans le Sahara (1857) Pléiade p. 40-41 : 
« Le premier aspect d'un pays désert m'avait plongé dans un singulier abattement. Ce n'était pas l'impression d'un beau pays frappé de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile ; ce n'était plus le squelette osseux de Boghari, effrayant, bizarre mais bien construit ; c'était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le vide, et comme un oubli du bon Dieu ; des lignes fuyantes, des ondulations indécises ; derrière, au-delà, partout, la même couverture d'un vert pâle étendue sur la terre. Et là-dessus, un ciel balayé, brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d'où le soleil se retirait sans pompe et comme avec de froids sourires. Seul, au milieu du silence profond, un vent doux qui nous amenait lentement un orage, formait de légers murmures autour des joncs du marais. Je passai une heure entière, couché près de la source, à regarder ce pays pâle, ce soleil pâle ; à écouter ce vent si doux et si triste. La nuit qui tombait n'augmenta ni la solitude, ni l'abandon, ni l'inexprimable désolation de ce lieu.»

Gautier juge que c’est là une « belle page mélancolique »

Commentaire de Thibaudet (Intérieurs) : 

« On voit la différence qui existe dans l’art du paysage entre l’état d’âme à la Chateaubriand et l’état d’âme à la Fromentin : le premier romantique et tendu, rare et noble, le second réaliste, précis, quotidien. On retrouve devant les visions d’Algérie l’analyste de Dominique. On sent dans cette page, comme dans presque toute l’œuvre de Fromentin voyageur, que cette tête lucide et pratique a devant son impression et son souvenir le souci de les représenter justement, dans leur extérieur et leur intérieur. Il s’agit ici de donner à la fois la sensation, le sentiment, l’idée de la terre vue sous un aspect d’évanescence, comme de l’être diminué qui reflue vers le néant. Le paysage est d’abord construit ou plutôt détruit par le jeu de quelques lignes qui semblent tirées d’un album de croquis ; puis toute son âme confondue avec celle de l’artiste s’incorpore au ciel spacieux : ce ciel soucieux, aux pâleurs fades, d’où le soleil se retire avec de froids sourires, tient dans la page la même place que le mot « sérieux » dans le passage qui précède. Sur ces images le paysage tourne du monde de la plastique au monde des sons, à une musique sensible qui dessine extérieurement une musique intérieure. La dernière phrase est d’une poésie retenue et parfaite. Cette phrase, si le dix-septième siècle avait eu un grand descriptif, un La Fontaine de la prose, il l’eût trouvée."


mardi 3 septembre 2019

Duhamel (musique)


Duhamel, Le Jardin des bêtes sauvages
« Un esprit créateur ne peut pas faire plus généreux présent aux autres hommes. Comprenez : il nous donne tout ! Il nous permet de croire que cette page que nous jouons, nous l’inventons en la jouant, et même que nous l’inventons en l’écoutant. Pas de plus grande charité. Qu’il est bon ! Comme il est libéral ! Je joue, et j’ai l’air d’improviser ce que je joue, de trouver les notes, une à une, les accents, les détours, les traits. Il me donne tout : l’œuvre et le secret de l’œuvre. Il consent, pour une minute, que son œuvre soit la mienne, que moi [...] je puisse m’en emparer comme de ma propre pensée, en faire ma propre pensée. Quelle magnificence ! Ils ne sont pas nombreux les héros qui ont de ces prodigalités. Ils gardent leur génie pour eux, jalousement. Ils nous y convient comme des pauvres à la table de Crésus. Lui, le Mozart, il nous prête son génie pour dix minutes. »


dimanche 1 septembre 2019

Heine (sur Berlioz)


Heine, Lettres confidentielles II, Gazette musicale de Paris, n° 5, le 4 février 1838 :  
« C’était au Conservatoire et l’on y exécutait une grande symphonie de sa composition, bizarre œuvre de ténèbres, éclairée de loin en loin par une robe de femme d'un blanc sentimental qu'on y voit flotter çà et là, ou par un éclair sulfureux d'ironie. L'une des meilleures parties, celle du moins qui m'a frappé le plus, est un sabbat de sorciers où le diable chante la messe, où la musique de l'église catholique est parodiée avec la plus horrible, la plus sanglante bouffonnerie. C’est une farce où tous les serpents que nous portons cachés dans le cœur se redressent en sifflant de plaisir, et se mordent la queue dans l'emportement de leur joie. Mon voisin dans la loge, jeune homme communicatif, me montra l’auteur qui était au fond de l'orchestre et jouait les timbales : c'est là son instrument. ‘’Voyez-vous dans l'avant-scène, continua mon voisin, cette belle Anglaise? c’est Miss Smithson, que les actrices françaises ont tant imitée. M. Berlioz est depuis trois ans amoureux-fou de cette dame, et c'est à cette passion que nous devons la sauvage symphonie que nous entendons aujourd'hui.’’ Je vis en effet à l'avant-scène la célèbre actrice de Covent Garden. Berlioz ne se cachait pas pour regarder sans cesse de son côté, et chaque fois qu'il rencontrait ses yeux, il frappait les timbales comme dans un mouvement de rage. Miss Smithson est depuis devenue madame Berlioz, et son mari s'est fait couper les cheveux. Quand, l'hiver dernier, j'entendis exécuter de nouveau sa symphonie, je le vis encore au fond de l'orchestre, à sa place près des timbales ; la belle Anglaise était encore à l'avant-scène, leurs regards se rencontrèrent encore, mais il ne frappa plus avec autant de rage sur les timbales. »

Claudel (le Porc)


Claudel : Connaissance de l’Est

« Je peindrai ici l’image du Porc. 
C’est une bête solide et tout d’une pièce ; sans jointure et sans cou, ça fonce en avant comme un soc. Cahotant sur ses quatre jambons trapus, c’est une trompe en marche qui quête, et toute odeur qu’il sent, y appliquant son corps de pompe, il l’ingurgite. Que s’il a trouvé le trou qu’il faut, il s’y vautre avec énormité. Ce n’est point le frétillement du canard qui entre à l’eau, ce n’est point l’allégresse sociable du chien ; c’est une jouissance profonde, solitaire, consciente, intégrale. Il renifle, il sirote, il déguste, et l’on ne sait s’il boit ou s’il mange ; tout rond, avec un petit tressaillement, il s’avance et s’enfonce au gras sein de la boue fraîche ; il grogne, il jouit jusque dans le recès de sa triperie, il cligne de l’œil. Amateur profond, bien que l’appareil toujours en action de son odorat ne laisse rien perdre, ses goûts ne vont point aux parfums passagers des fleurs ou de fruits frivoles ; en tout il cherche la nourriture : il l’aime riche, puissante, mûrie, et son instinct l’attache à ces deux choses, fondamental : la terre, l’ordure. »