samedi 17 octobre 2020

Ryckmans [S. Leys] (blancs)

Ryckmans (Simon Leys), Poésie et peinture - Aspects de l’esthétique chinoise classique (Revue d’esthétique n°5, 1983) : 


« La substance matérielle du coup de pinceau, la substance sonore de la note de musique sont parfois allégées, amincies, pour mieux dévoiler le geste qui est à leur origine et qui les sous-tend (dans la calligraphie et la peinture, le coup de pinceau est alors tracé avec une charge d'encre délibérément insuffisante, en sorte que, sur le papier, l'encrage apparaisse déchiré de « blancs » qui révèlent le dynamisme interne du trait ; cette technique s'appelle « fei-bai », c'est-à-dire « blanc-volant »).

La littérature elle aussi a ses « blancs » qui, tantôt servent d'articulation à la composition, tantôt permettent au poème de suggérer l'existence indicible d'un au-delà du poème. Dans une certaine mesure, la littérature occidentale connaît également ces deux usages du vide : Virginia Woolf offrant à Vita Sackville-West « la plus belle de ses œuvres » sous forme d'un volume splendidement relié dont toutes les pages étaient blanches, peut fournir une bonne illustration de cette seconde fonction. Quant au vide utilisé comme une technique de composition, Proust, en a subtilement identifié la pratique chez Flaubert : « A mon avis, la chose la plus belle de L’Éducation sentimentale n’est pas une phrase, mais mais un ‘blanc’ »



jeudi 15 octobre 2020

Lukacs (forme)

 Lukacs, L’Âme et les formes, traduction Haarscher p. 229 : 

« La forme est une essence tellement concentrée de tout ce qui est à dire que nous n'éprouvons plus que la concentration, et à peine ce dont elle est concentration. La forme est la mise en rythme de ce qui est à dire, et le rythme devient dès lors – après coup – quelque chose que l'on peut abstraire, qui est susceptible, de façon autonome, d'une expérience vécue, et beaucoup le l’éprouvent même – toujours après coup – comme l'a priori éternel de tout contenu. La forme est l'élévation des sentiments ultimes, vécus avec la force la plus grande, à une signification autonome. »


Die Form ist eine so weit verdichtete Essenz alles zu Sagenden, daß wir nur mehr die Verdichtung herausfühlen, und kaum mehr, wovon sie die Verdichtung ist. [Vielleicht wäre das noch besser so zu sagen :] die Form ist Rhythmisierung des zu Sagenden und der Rhythmus wird dann - nachher - etwas Abstrahierbares, etwas selbständig Erlebbares, und manche empfinden ihn sogar immer nachher - als ewiges Apriori jedes Inhalts. Die Form ist die Steigerung der letzten, mit größter Kraft erlebten Gefühle zu selbständiger Bedeutung. 


Valéry (inspiration)

 Valéry, Note et digression [supplément de 1919 à l'Introduction à la méthode de Léonard de Vinci] Pléiade tome 1 p. 1201-1202 : 

« Cet Apollon me ravissait au plus haut degré de moi- même. Quoi de plus séduisant qu'un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa puissance sur le trouble de nos sens ; qui n'adresse pas ses prestiges au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes ; qui nous force de convenir et non de ployer ; et de qui le miracle est de s'éclaircir ; la profondeur, une perspective bien déduite ? Est-il meilleure marque d'un pouvoir authentique et légitime que de ne pas s'exercer sous un voile ? - Jamais pour Dionysos, ennemi plus délibéré, ni si pur, ni armé de tant de lumière, que ce héros moins occupé de plier et de rompre les monstres que d'en considérer les ressorts ; dédaigneux de les percer de flèches, tant il les pénétrait de ses questions ; leur supérieur, plus que leur vainqueur, il signifie n'être pas sur eux de triomphe plus achevé que de les comprendre, - presque au point de les reproduire ; et une fois saisi leur principe, il peut bien les abandonner, dérisoirement réduits à l'humble condition de cas très particuliers et de paradoxes explicables. »


mercredi 14 octobre 2020

Mann (Heinrich) (assujettissement)

[pas vraiment un texte, mais des passages du roman qui caractérisent le personnage central]


Mann (Heinrich), Le Sujet [Der Untertan, écrit début 1914] traduction Budry : 


p. 14 [Il] était ainsi fait qu’il jouissait d’appartenir à ce bloc impersonnel, à cet organisme implacable, inhumain, mécanique, qu’était le gymnase ; cette puissance, cette froide puissance dans laquelle il se trouvait douloureusement engrené, faisait son orgueil. 

p. 15 Quel bien-être on ressent d'une responsabilité partagée, et du mal quand on le fait ensemble ! 

27 Au commandement, il n'y avait qu'à obéir aveuglement pour se sentir en règle avec le monde et avec soi-même 

27 Comme on se sentait bien, perdu dans la pénombre basse du vieux local allemand, ces casquettes aux parois, tout autour de soi, cette couronne de bouches ouvertes qui toutes buvaient du même, chantaient du même, dans cette odeur de bière ressuée par les corps en chaleur. Parfois, aux heures tardives, il lui semblait ne plus faire avec eux qu'un même corps, qu'une même sueur. Absorbé par la corporation, il la laissait penser et vouloir pour lui. Enfin, il était homme, il osait s'estimer ; il avait un honneur puisqu'il appartenait à ce Tout. 

32 Lui-même n'était qu'un homme, donc qu'un zéro ; son droit, son prestige, son poids, tout lui venait de la corporation. 

35 [Il] se sentait comme arraché soudain à la collectivité qui donne la force, et réduit à son faible individu en face d'un autre individu. 

40 Lui-même sentait que traitements, jargon de caserne, tout le train militaire enfin, n'avaient pour but que de rabaisser la dignité humaine à son dernier degré. Et cette constatation lui imposait ; plus il était misérable, plus elle lui inspirait de respect, et comme un enthousiasme du suicide. Principes, idéal, étaient visiblement les mêmes ici qu'à la Neo-Teutonia, mais appliqués plus durement. Ces récréations du sentiment, pendant lesquelles on a le droit de se rappeler qu'on est un homme, étaient ici supprimées. Par une pente invincible et roide, on en venait à l'état de vermine, de molécule, de matière première, que pétrissait une incommensurable volonté. C'eût été crime et folie que de s'insurger, même en son for intérieur. 

41 [...] soumission joyeuse [...] l'état militaire l'enchantait : 'Se perdre dans le grand Tout' disait-il. 

42 Quel sentiment comparable à celui d'appartenir à cette organisation grandiose, d'être pour ainsi dire un rouage du pouvoir, surtout de savoir toujours ce qu'on avait à faire. 

45 il convenait à son instinct de figurer au titre de membre d'un état, d'une classe professionnelle ; non en tant qu'individu, mais en tant que corporation. 

50 [tandis que le Kaiser passe] une ivresse plus haute et plus souveraine que l'ivresse de la bière le soulevait sur la pointe des pieds et le suspendait en l'air . [...] C'était la Force elle-même, la Force qui nous passe sur le corps et dont nous baisons les sabots ; qui passe outre à la faim, à la révolte, à la haine, contre laquelle nous ne pouvons rien parce que tous nous l'aimons, parce que nous l'avons dans le sang, comme nous y avons la soumission. Devant elle, nous sommes comme un atome d'elle, comme une molécule périssable de son crachat. 

L'individu, néant. Mais par masses bien agencées, ici la Neo-Teutonia, là le militaire, le fonctionnaire, l'église et la science, l'organisation économique, les groupements politiques, nous composons la pyramide au sommet de laquelle elle trône, pétrifiée et fulgurante. Vivant en elle, nourris de sa substance, inexorable pour ceux qui s'en écartent et triomphants encore quand elle nous pulvérise, parce que, en le faisant, elle justifie notre amour ! 


 

mardi 13 octobre 2020

Petitfils (Louis XVI)

 Petitfils (Jean-Christian), Louis XVI, tome 2, conclusion : 

« Les pouvoirs forts, dictatoriaux, s’effondrent rarement d’eux-mêmes. Leur mise en cause naît généralement au moment où leur nature autoritaire tend à s’atténuer par une pratique plus conciliante, par une censure moins sourcilleuse. La porte s’entrouvre et le vent de la liberté s’engouffre. Le règne de Louis XVI était mûr à cet égard. C’est ici qu’intervient la relation entre la faiblesse de caractère du monarque et le déclenchement d’une Révolution. Charles I° en fit l’expérience. Mme Carrère d’Encausse a esquissé un rapprochement stimulant entre Nicolas II et Louis XVI.

A ce dernier on peut reprocher à bon droit sa faiblesse entêtée, son caractère dépressif surtout après 1787, sa tétanie devant l’événement, son absence de charisme, son incapacité à se comporter en chef militaire, son choix de l’opinion au détriment du bien commun, son angélisme confondant morale privée et politique, son rejet de la violence d’Etat, qui fit le lit de la violence tout court, son pacifisme refusant la guerre civile, qui condamna finalement le pays à la subir. Croyant épargner le sang du peuple, ne porte-t-il pas la responsabilité de l’avoir fait couler en abondance ? En politique, la bonté désarmée mène à la catastrophe. Chez un prince, la lecture de Fénelon ne dispense pas de celle de Machiavel… 'La perfection évangélique, écrira Charles de Gaulle, ne conduit pas à l’empire'.  »


lundi 12 octobre 2020

Buffon (anti-chat)

Buffon, Histoire naturelle, chapitre 'Animaux domestiques' : 

"Le Chat est un animal domestique infidèle, qu'on ne garde que par nécessité, pour l'opposer à un autre ennemi domestique encore plus incommode et qu'on ne peut chasser [...] ; et quoique ces animaux, surtout quand ils sont jeunes, aient de la gentillesse, ils ont en même temps une malice innée, un caractère faux, un naturel pervers, que l'âge augmente encore et que l'éducation ne fait que masquer. 

De voleurs déterminés, ils deviennent seulement, lorsqu'ils sont bien élevés, souples et flatteurs comme les fripons ; ils ont la même adresse, la même subtilité, le même goût pour faire le mal, le même penchant à la petite rapine ; comme eux ils savent couvrir leur marche, dissimuler leur dessein, épier les occasions, attendre, choisir, saisir l'instant de faire le mal, se dérober ensuite au châtiment, fuir et demeurer éloignés jusqu'à ce qu'on les rappelle. 

Ils prennent aisément des habitudes de société, mais jamais des mœurs : ils n'ont que l'apparence de l'attachement ; on le voit à leurs mouvements obliques, à leurs yeux équivoques ; ils ne regardent jamais en face la personne aimée ; soit défiance ou fausseté, ils prennent des détours pour en approcher, pour chercher des caresses auxquelles ils ne sont sensibles que pour le plaisir qu'elles leur font. 

Bien différent de cet animal fidèle, dont tous les sentiments se rapportent à la personne de son maître, le Chat paraît ne sentir que pour soi, n'aimer que sous condition, ne se prêter au commerce que pour en abuser ; et par cette convenance de naturel, il est moins incompatible avec l'homme qu'avec le chien dans lequel tout est sincère."


dimanche 11 octobre 2020

Diderot (individu)

 

Diderot, Le Rêve de d’Alembert :

« Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! laissez là vos individus ; répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ?… Non… Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle ; mais quand vous donnerez le nom d’individu à cette partie du tout, c’est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile… »


rappel : 

Berkeley

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/09/berkeley-descartes-absolu-unite.html