[pas vraiment un texte, mais des passages du roman qui caractérisent le personnage central]
Mann (Heinrich), Le Sujet [Der Untertan, écrit début 1914] traduction Budry :
p. 14 [Il] était ainsi fait qu’il jouissait d’appartenir à ce bloc impersonnel, à cet organisme implacable, inhumain, mécanique, qu’était le gymnase ; cette puissance, cette froide puissance dans laquelle il se trouvait douloureusement engrené, faisait son orgueil.
p. 15 Quel bien-être on ressent d'une responsabilité partagée, et du mal quand on le fait ensemble !
27 Au commandement, il n'y avait qu'à obéir aveuglement pour se sentir en règle avec le monde et avec soi-même
27 Comme on se sentait bien, perdu dans la pénombre basse du vieux local allemand, ces casquettes aux parois, tout autour de soi, cette couronne de bouches ouvertes qui toutes buvaient du même, chantaient du même, dans cette odeur de bière ressuée par les corps en chaleur. Parfois, aux heures tardives, il lui semblait ne plus faire avec eux qu'un même corps, qu'une même sueur. Absorbé par la corporation, il la laissait penser et vouloir pour lui. Enfin, il était homme, il osait s'estimer ; il avait un honneur puisqu'il appartenait à ce Tout.
32 Lui-même n'était qu'un homme, donc qu'un zéro ; son droit, son prestige, son poids, tout lui venait de la corporation.
35 [Il] se sentait comme arraché soudain à la collectivité qui donne la force, et réduit à son faible individu en face d'un autre individu.
40 Lui-même sentait que traitements, jargon de caserne, tout le train militaire enfin, n'avaient pour but que de rabaisser la dignité humaine à son dernier degré. Et cette constatation lui imposait ; plus il était misérable, plus elle lui inspirait de respect, et comme un enthousiasme du suicide. Principes, idéal, étaient visiblement les mêmes ici qu'à la Neo-Teutonia, mais appliqués plus durement. Ces récréations du sentiment, pendant lesquelles on a le droit de se rappeler qu'on est un homme, étaient ici supprimées. Par une pente invincible et roide, on en venait à l'état de vermine, de molécule, de matière première, que pétrissait une incommensurable volonté. C'eût été crime et folie que de s'insurger, même en son for intérieur.
41 [...] soumission joyeuse [...] l'état militaire l'enchantait : 'Se perdre dans le grand Tout' disait-il.
42 Quel sentiment comparable à celui d'appartenir à cette organisation grandiose, d'être pour ainsi dire un rouage du pouvoir, surtout de savoir toujours ce qu'on avait à faire.
45 il convenait à son instinct de figurer au titre de membre d'un état, d'une classe professionnelle ; non en tant qu'individu, mais en tant que corporation.
50 [tandis que le Kaiser passe] une ivresse plus haute et plus souveraine que l'ivresse de la bière le soulevait sur la pointe des pieds et le suspendait en l'air . [...] C'était la Force elle-même, la Force qui nous passe sur le corps et dont nous baisons les sabots ; qui passe outre à la faim, à la révolte, à la haine, contre laquelle nous ne pouvons rien parce que tous nous l'aimons, parce que nous l'avons dans le sang, comme nous y avons la soumission. Devant elle, nous sommes comme un atome d'elle, comme une molécule périssable de son crachat.
L'individu, néant. Mais par masses bien agencées, ici la Neo-Teutonia, là le militaire, le fonctionnaire, l'église et la science, l'organisation économique, les groupements politiques, nous composons la pyramide au sommet de laquelle elle trône, pétrifiée et fulgurante. Vivant en elle, nourris de sa substance, inexorable pour ceux qui s'en écartent et triomphants encore quand elle nous pulvérise, parce que, en le faisant, elle justifie notre amour !