samedi 24 juillet 2021

Bartelt (matin)

Bartelt, Le Testament américain : 

"Balthazar aimait respirer cette odeur du matin qui montait de l’herbe en même temps qu’elle tombait des brumes suspendues en petits paquets au-dessus de la nature. Le soleil disculpait déjà les opacités dans les coins des bâtiments, dégageait des angles où il ne se passait rien de grave, attribuait une ombre à tout ce qui se tenait debout. C’était le seul instant de la journée où l’homme est à même de se convaincre qu’il a de l’avenir et que les bonheurs se réchauffent dans chaque fleur et dans chaque feuille où l’air s’éprend avec un mouvement d’une douceur fervente. L’heure favorisait aussi les hardiesses des petits animaux, des oiseaux. Parfois un écureuil traversait la pelouse et allait boire à un des bassins qui la ponctuaient."


vendredi 23 juillet 2021

Valéry (possibles)

Valéry, Cycle Teste, Œuvres (Pléiade), tome II p. 43 : 

"Il était au degré de civilisation intérieure où la conscience ne souffre plus d’opinions qu’elle ne les accompagne de leur cortège de modalités, et qu’elle ne se repose (si c’est là se reposer) que dans le sentiment de ses prodiges, de ses exercices, de ses substitutions, de ses précisions innombrables.

Dans sa tête où derrière les yeux fermés se passaient des rotations curieuses, — des changements si variés, si libres, et pourtant si limités, — des lumières comme celles que ferait une lampe portée par quelqu’un qui visiterait une maison dont on verrait les fenêtres dans la nuit, comme des fêtes éloignées, des foires de nuit ; mais qui pourraient se changer en gares et en sauvageries si l’on pouvait en approcher — ou en effrayants malheurs, — ou en vérités et révélations…

C’était comme le sanctuaire et le lupanar des possibilités."


jeudi 22 juillet 2021

Gadda (repas)

Gadda, La Connaissance de la douleur, deuxième partie, chapitre 2 (chap. 6 en VO), traduction Bonalumi et Wahl :

"La sarabande famélique tourbillonnait sous les globes électriques que balançait le pampero, parmi les myriades de siphons de Seltz. La lumière du monde à l’envers* buvait ses foules uricémiques, parfumeurs à la merci du Progrès, urètres nivelés par l’eau de Seltz, « ¡ Mozo, tráigame otro sifón ! »**. Une joyeuseté imbécile animait tous ces faciès ; les dames, comme on se gratte une acné, avec des gestes de guenons entre les mains desquelles seraient tombées quelques cacaruettas, se repoudraient à chaque plat : de rouge au ragoût. Et tous d’espérer : d’espérer : dans la joie. Et ça débordait de confiance en soi. À moins qu’important, ça ne se taise. Derrière une table de travail ; le torse bombé, le buste droit ; cartonné dans l’accessoire amidonné d’un smoking comme dans l’emplâtre et la surturgescence des certitudes et de la réalité biologiques. De loin en loin, ils faisaient pisser un siphon : le récipient virilement mictif conférant à la main du désœuvré son quantum de poids. Puis se gargarisaient, barytonaux et glabres, au collutoire des souvenirs : se glorifiant de nuits imaginaires et faisant lucre de la revente de diamants (qui jamais n’avaient existé) : tandis que se fermait le visage fallace des femmes, sur une vérité de chasse aux oiseaux."

* (hémisphère sud)

** (Garçon, apportez-moi un autre siphon !)


La sarabanda famelica vorticava sotto i globi elettrici dondolati dal pampero, tra miriadi di sifoni di seltz. La luce del mondo capovolto si beveva le sue folle uricemiche, profumieri in balìa del Progreso, uretre livellate dallo seltz. «¡Mozo, tráigame otro sifón!». Una giuliva bischeraggine animava le facce di tutti; le donne, come si grattassero un’acne, o con gesti di bertucce cui sia data tra mano alcuna cacaruetta,[25] si davan la cipria a ogni piatto: mangiavano minestrone e matita. E tutti speravano, speravano, giulivi. Ed erano pieni di fiducia. Oppure, autorevoli, tacevano. A tavolino; petto in fuori, busto eretto; incartonati nell’arnese d’amido dello smoking quasi nel cerotto e nel turgore supremo della certezza e della realtà biologica. Di quando in quando facevano pisciare i sifoni: e il sifone virilmente mingente conferiva alla mano del disoccupato una tal quale gravità. E si gargarizzavano, baritonali, glabri, col collutorio dei ricordi: vantando immaginarie notti e lucri di diamanti rivenduti: (ma non mai esistiti): taceva, il viso-bugia della femmina, circa l’aucupio vero.

mercredi 21 juillet 2021

Nabokov (échecs)

Nabokov, La Défense Loujine, chap. 6 Pléiade p. 410 :

"Loujine était réellement très las. Ces temps derniers il avait beaucoup joué, de manière irrégulière, et, en particulier, le jeu à l'aveugle, performance assez bien payée et qu'il pratiquait volontiers, l'avait fatigué. Il y goûtait une jouissance profonde : on n'avait pas affaire à des pièces visibles, audibles, palpables, dont la ciselure précieuse et la matérialité le gênaient toujours et qui lui semblaient être la grossière enveloppe terrestre de forces invisibles et merveilleuses. C'est quand il jouait à l'aveugle qu'il ressentait ces forces diverses dans leur pureté originelle. Alors il ne voyait plus ni la crinière raide des chevaux ni les petites têtes luisantes des pions, mais il sentait que telle ou telle case imaginée était occupée par une force qui s'y concentrait, de sorte que le mouvement de la pièce se présentait à lui comme une décharge, un coup de foudre ; tout le champ de l'échiquier frémissait d'une tension dont il était maître, accumulant ou libérant à sa guise la force électrique. Il jouait de cette façon contre quinze, vingt ou trente adversaires et, bien entendu, le nombre des échiquiers le fatiguait, car le jeu durait plus longtemps ; mais cette fatigue physique n'était rien à côté de la fatigue cérébrale, rançon de la tension et de la jouissance que lui procurait ce jeu mené sur un plan immatériel, à l'aide d'unités impalpables."


Luzhin was indeed tired. Lately he had been playing too frequently and too unsystematically; he was particularly fatigued by playing blind, a rather well-paid performance that he willingly gave. He found therein deep enjoyment: one did not have to deal with visible, audible, palpable pieces whose quaint shape and wooden materiality always disturbed him and always seemed to him but the crude, mortal shell of exquisite, invisible chess forces. When playing blind he was able to sense these diverse forces in their original purity. He saw then neither the Knight’s carved mane nor the glossy heads of the Pawns—but he felt quite clearly that this or that imaginary square was occupied by a definite, concentrated force, so that he envisioned the movement of a piece as a discharge, a shock, a stroke of lightning—and the whole chess field quivered with tension, and over this tension he was sovereign, here gathering in and there releasing electric power. Thus he played against fifteen, twenty, thirty opponents and of course the sheer number of boards told—since it affected the actual playing time—but this physical weariness was nothing compared to the mental fatigue—retribution for the stress and rapture involved in the game itself, which he conducted in a celestial dimension, where his tools were incorporeal quantities.


mardi 20 juillet 2021

Laforgue (Litanies)

 

Laforgue, Imitation de Notre-Dame la Lune : 


        Litanies des premiers quartiers de la lune


Lune bénie 

Des insomnies,


Blanc médaillon 

Des Endymions,


Astre fossile 

Que tout exile,


Jaloux tombeau 

De Salammbô,


Embarcadère

Des grands Mystères,


Madone et miss 

Diane-Artémis,


Sainte Vigie 

De nos orgies


Jettatura

Des baccarats,


Dame très lasse 

De nos terrasses,


Philtre attisant 

Les vers-luisants,


Rosace et dôme

Des derniers psaumes,


Bel œil-de-chat 

De nos rachats,



Sois l’Ambulance 

De nos croyances !


Sois l’édredon

Du Grand-Pardon !


lundi 19 juillet 2021

Houellebecq (amertume)

 

Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, III, 5 : 

"Nous sommes tous soumis au vieillissement et à la mort. Cette notion de vieillissement et de mort est insupportable à l'individu humain ; dans nos civilisations, souveraine et inconditionnée elle se développe, elle emplit progressivement le champ de la conscience, elle ne laisse rien subsister d'autre. Ainsi, peu à peu, s'établit la certitude de la limitation du monde. Le désir lui-même disparaît ; il ne reste que l'amertume, la jalousie et la peur. Surtout, il reste l'amertume ; une immense, une inconcevable amertume. Aucune civilisation, aucune époque n'ont été capables de développer chez leurs sujets une telle quantité d'amertume. De ce point de vue-là, nous vivons des moments sans précédent. S'il fallait résumer l'état mental contemporain par un mot, c'est sans aucun doute celui que je choisirais : l'amertume. "


dimanche 18 juillet 2021

Ravalec (Foire du Trône)

Ravalec, Cantique de la racaille, II, chap. 4 : 

"C’est le week-end suivant que j’ai fait part à Marie-Pierre de mon petit projet. À vrai dire ça faisait un petit moment que l’idée me trottait dans la tête et on était en excursion à la foire du Trône, des roues gigantesques tournaient au bout des allées et les haut-parleurs braillaient de la musique, de la musique de foire, quand j’avais lâché le morceau.

— Je crois qu’on pourrait avoir un enfant.

— Parle plus fort, a fait Marie-Pierre, j’entends rien avec ce boucan.

J’ai réitéré ma proposition, on pourrait avoir un enfant. Son visage a gardé la même expression et j’ai cru qu’elle n’avait pas compris, un enfant tous les deux, un fils ou une fille. On a marché sans parler jusqu’au stand suivant, des jeunes testaient leurs forces en tapant dans un punching-ball relié à un instrument de mesure. Boum, a fait le premier. Mais c’était moyen, pas un très bon score. Le deuxième l’a poussé, regarde le pain que je vais lui mettre. Il a projeté son coude en arrière et son poing est parti comme un bolide. Comment on l’appellerait ? a demandé Marie-Pierre. Un troisième les a bousculés, je vais vous montrer ce que c’est qu’un homme les mecs, on a encore avancé, elle voulait manger une barbe à papa.

— Je sais pas, j’ai dit, c’est pas les prénoms qui manquent."