mercredi 21 juillet 2021

Nabokov (échecs)

Nabokov, La Défense Loujine, chap. 6 Pléiade p. 410 :

"Loujine était réellement très las. Ces temps derniers il avait beaucoup joué, de manière irrégulière, et, en particulier, le jeu à l'aveugle, performance assez bien payée et qu'il pratiquait volontiers, l'avait fatigué. Il y goûtait une jouissance profonde : on n'avait pas affaire à des pièces visibles, audibles, palpables, dont la ciselure précieuse et la matérialité le gênaient toujours et qui lui semblaient être la grossière enveloppe terrestre de forces invisibles et merveilleuses. C'est quand il jouait à l'aveugle qu'il ressentait ces forces diverses dans leur pureté originelle. Alors il ne voyait plus ni la crinière raide des chevaux ni les petites têtes luisantes des pions, mais il sentait que telle ou telle case imaginée était occupée par une force qui s'y concentrait, de sorte que le mouvement de la pièce se présentait à lui comme une décharge, un coup de foudre ; tout le champ de l'échiquier frémissait d'une tension dont il était maître, accumulant ou libérant à sa guise la force électrique. Il jouait de cette façon contre quinze, vingt ou trente adversaires et, bien entendu, le nombre des échiquiers le fatiguait, car le jeu durait plus longtemps ; mais cette fatigue physique n'était rien à côté de la fatigue cérébrale, rançon de la tension et de la jouissance que lui procurait ce jeu mené sur un plan immatériel, à l'aide d'unités impalpables."


Luzhin was indeed tired. Lately he had been playing too frequently and too unsystematically; he was particularly fatigued by playing blind, a rather well-paid performance that he willingly gave. He found therein deep enjoyment: one did not have to deal with visible, audible, palpable pieces whose quaint shape and wooden materiality always disturbed him and always seemed to him but the crude, mortal shell of exquisite, invisible chess forces. When playing blind he was able to sense these diverse forces in their original purity. He saw then neither the Knight’s carved mane nor the glossy heads of the Pawns—but he felt quite clearly that this or that imaginary square was occupied by a definite, concentrated force, so that he envisioned the movement of a piece as a discharge, a shock, a stroke of lightning—and the whole chess field quivered with tension, and over this tension he was sovereign, here gathering in and there releasing electric power. Thus he played against fifteen, twenty, thirty opponents and of course the sheer number of boards told—since it affected the actual playing time—but this physical weariness was nothing compared to the mental fatigue—retribution for the stress and rapture involved in the game itself, which he conducted in a celestial dimension, where his tools were incorporeal quantities.