samedi 19 octobre 2024

Renard (sommeil)

Renard, Bucoliques (préface) : 

"Si tu te couchais et te levais plus tôt, quelle serait ton œuvre ? Songe à la mobilité de l'esprit : la pensée que tu viens d'avoir, tu ne l'avais pas il y a une seconde, et déjà elle t'échappe. La lettre que tu écris, le livre en train, si tu variais tes heures de sommeil et de travail, seraient autres. Tu ne te servirais ni des mêmes idées, ni des mêmes mots. Toute ta vie intellectuelle changerait de forme et de qualité. Tu perds peut-être quotidiennement, à dormir, à manger, à faire la bête, l'instant unique où tu aurais du génie."


vendredi 18 octobre 2024

Ramuz (Noé)

Ramuz,Vendanges  IV, éd. Séquences, Rezé, 2002, p. 64 :

"On était là où l'homme reste toujours le même, et la grande odeur est restée la même, et ses effets sur le cœur de l'homme sont les mêmes, – rien n'est changé ici depuis le temps de Noé, parce que nous sommes tous sortis de lui. Je l'ai vu couché sur le pavé avec sa barbe, sa grande barbe blanche, et ses deux chiens courants rôdaient avec inquiétude autour de lui. Les femmes étaient allées dormir, tandis qu'on entendait le grand bruit du pressoir, qui, lui, ne cesse pas, qui ne cesse jamais ; et Cham était sorti le premier du pressoir où ses frères étaient restés. Il a été les chercher au pressoir et, se tenant debout sur la porte du pressoir, il les appelle. Noé n'entend rien ; Noé, quand ils viennent, ne les voit pas venir. Et depuis lors une malédiction est sur Chanaan, fils de Cham, et sur les enfants de Chanaan. C'est ce qu'on nous enseignait dans nos leçons d'histoire biblique, mais je n'aurais pas eu besoin de ces leçons. L'histoire de Noé, je l'ai vue, j'ai vu Noé ivre de vin nouveau."


jeudi 17 octobre 2024

Baudelaire-Quincey (paix)

Baudelaire / Quincey, Les Paradis artificiels, II, III :

"La ville de L... représentait la terre avec ses chagrins et ses tombeaux, situés loin derrière, mais non totalement oubliés ni hors de portée de ma vue. L'océan, avec sa respiration éternelle, mais couvé par un grand calme, personnifiait mon esprit et l'influence qui le gouvernait alors. Il me semblait que, pour la première fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la fièvre et la lutte étaient suspendus ; qu'un répit était accordé aux secrètes oppressions de mon coeur ; un repos férié ; une délivrance de tout travail humain. L'espérance qui fleurit dans les chemins de la vie ne contredisait plus la paix qui habite dans les tombes, les évolutions de mon intelligence me semblaient aussi infatigables que les cieux, et cependant toutes les inquiétudes étaient aplanies par un calme alcyonien ; c'était une tranquillité qui semblait le résultat, non pas de l'inertie, mais de l'antagonisme majestueux de forces égales et puissantes : activités infinies, infini repos."


mercredi 16 octobre 2024

Ramuz (unanimisme)

Ramuz, Présence de la mort, fin chap. 15, Pléiade pp. 44-45 : 

"Là-bas, c'était du côté de la ville où on voyait monter une grosse fumée ; ils dirent : "On y va". Ayant achevé de faire tomber tout ce qui pouvait tomber, ayant entassé à la hâte dans un coin les chaises et les tables, les ayant arrosées de pétrole... L'air est lourd. On ne va pas droit, cela ne fait rien, on fera cortège. On se donnera le bras. Ils avaient pris une couverture de lit rouge, qu'ils attachèrent à une perche. On mettra ça devant ; ça marchera devant nous. Ils prirent dans la direction de la ville, pendant que l'intérieur du café était en train de brûler. Soudain, une flamme sortit par la fenêtre, comme ils virent, s'étant retournés ; - alors ils se mirent à chanter, chacun chantant un chant à soi, mais ça faisait quand même un chant à tous, c'est ça qui est beau ; s'étant donc mis à chanter, se soutenant les uns les autres, s'aidant les uns les autres, se poussant en avant les uns les autres ; étant nombreux, n'étant qu'un seul, – c'est ça qui est beau ; – étant plusieurs, n'étant qu'une seule personne."


mardi 15 octobre 2024

Thompson (Earl) (jeunes)

Thompson (Earl), Un Jardin de sable chap. 11 :

"La ville regorgeait de jeunes gens qui, à défaut de pouvoir être embauchés chez Western Union ou Southern Bell, passaient leurs journées à affûter des couteaux de boucher volés dans la cuisine de maman ou à fabriquer des pieds de biche avec de vieux amortisseurs de voiture dans l’attente de la parfaite nuit sans lune pour se faire l’épicerie du coin, et de jeunes filles aux seins nus sous leur chemisier à col marin qui, une cigarette au coin des lèvres, leurs bas roulés sous le genou et un chapeau d’homme enfoncé sur l’œil, allaient reconnaître les lieux pour le compte des garçons. On voyait des adolescents sécher les réunions des scouts pour scier canons et crosses de carabines à un coup calibre .22 achetées avec leur salaire de colporteur de graines ou de magazines, pendant que dans leur tête crépitaient des mitraillettes fantasmées. À tous ceux-là, Roosevelt n’avait rien à dire. Leurs héros se nommaient John Dillinger, Pretty Boy Floyd, les Barker, Bonnie Parker et Clyde Barrow, Alvin Karpis, ou encore Homer Van Meter."


lundi 14 octobre 2024

Céline (parade militaire)

Céline, Féerie 1 Pléiade p. 107 :

"Les canons tonnent.. le soleil jette dans les aciers les cuirasses les cuivres les grosses caisses de ces feux des éblouissements que vos yeux trente ans clignent encore ! que l’âme sait plus… qu’a pas d’âge rien… les tribunes palpitent vous diriez... c'est les énormes hurrahs du trèpe !... et les couleurs !... les buées des hommes... c'est les délires les trépignements des patriotes... cent mille gueules ouvertes... deux cent mille... le halo des respirations... je vois à travers ! je vois !... je vois les ombrelles je vois les aigrettes... je vois les boas... plumes à flots... bleus... verts... roses... ça comme cascade des Tribunes !... la mode ! la haute mode !... et les mousselines... flots orange... mauve... c'est les élégances haut en bas... les fragilités…"


dimanche 13 octobre 2024

Pessoa (vacuité)

Pessoa, Le livre de l’intranquillité, tome 1, éd. Bourgois, p. 151 :

"Il est des moments où la vacuité éprouvée à se sentir vivre atteint l’épaisseur de quelque chose de positif. Chez les grands hommes d’action, c’est-à-dire chez les saints – car ils agissent avec leur émotion tout entière, et non pas avec une partie seulement –, ce sentiment intime que la vie n’est rien conduit à l’infini. Ils se parent de guirlandes de nuit et d’astres, oints de silence et de solitude. Chez les grands hommes d’inaction, au nombre desquels je me compte humblement, le même sentiment conduit à l’infinitésimal ; on tire sur les sensations comme sur des élastiques, pour voir les pores de leur feinte et molle continuité."