samedi 10 août 2024

Du Bellay (sonnet)

Du Bellay, Les Regrets, XXIV :


Qu'heureux tu es (Baif) heureux et plus qu'heureux, 

De ne suivre abusé ceste aveugle Deesse, 

Qui d'un tour inconstant et nous haulse et nous baisse, 

Mais cest aveugle enfant qui nous fait amoureux ! 


Tu n'esprouves (Baif) d'un maistre rigoureux

Le severe sourcy: mais la doulce rudesse 

D'une belle, courtoise, et gentile maistresse, 

Qui fait languir ton coeur doulcement langoureux. 


Moy chetif ce pendant loing des yeux de mon Prince, 

Je vieillis malheureux en estrange province, 

Fuyant la pauvreté : mais las ne fuyant pas 


Les regrets, les ennuys, le travail, et la peine, 

Le tardif repentir d'une esperance vaine, 

Et l'importun souci, qui me suit pas à pas. 


Ellul (livres)

Ellul, La Raison d'être, Méditation sur l'Ecclésiaste, p. 9 à 11, Seuil (1987) :

"Me voici donc en présence, une fois de plus, du même paradoxe : entreprendre une réflexion sous forme d'un livre, sur un Livre qui met en garde contre l'Ecriture des livres. Il me faut pourtant commencer par là. «Faire des livres en grand nombre serait sans fin, et beaucoup d'étude est une fatigue pour la chair…» (XII, 11-12) […] Il est d'ailleurs étonnant qu'à l'époque de l'Ecclésiaste, avec la rareté des livres, on ait pu porter un tel jugement. Une fois de plus, pourtant, la parole biblique se révèle vraie après deux mille ans de silence. Elle s'applique à notre temps, comme si elle avait été écrite hier et pour nous. Vanité de faire paraître un livre dans le Niagara de papier et dix mille fois plus d'«information» encore provenant de dix autres médias Quel sens ? «Ce serait san fin», annonce l'Ecclésiaste, et il avait raison voici… deux mille cinq cents ans. Il avait vu que cette folie de «l'information-communication-dissertation-documention-interprétation» est sans fin, et que l'homme engagé là se fatigue infiniment pour du vent ; exactement du vent. Devant cet avertissement, pourquoi le faire ? Pourquoi donc accepter d'écrire ces pages encore destinées à être noyées dans le magma confu de nos médias ? Pourquoi céder à cette vanité ? Pourquoi faire une dernière œuvre en sachant parfaitement qu'elle est vanité ?

Je n'ai ni explication ni justification. Cela est parce que cela est."


vendredi 9 août 2024

Walser (paix dominicale)

Walser, L'Homme à tout faire, trad. W. Weideli :

"Comment imaginer, par un jour pareil, qu’on pût être d’humeur chagrine, ou encore morose, ou encore mélancolique ? Il y avait quelque chose de mystérieux partout, dans chaque pensée, dans vos propres jambes, dans ces habits sur cette chaise, dans cette armoire flanquée de rideaux fraîchement lavés d’une blancheur aveuglante, dans cette table de toilette. Mais ce quelque chose de mystérieux ne vous causait aucune inquiétude, au contraire : cela vous reposait, vous souriait, vous offrait formellement la paix. On vivait pour ainsi dire sans penser, et l’on ne savait pas du tout pourquoi, bien qu’on parût y avoir de pressants motifs. Il y avait un tel soleil dans cette absence de pensée, et là où il y avait du soleil, Joseph ne pouvait s’empêcher de penser à une table délicieusement servie pour le petit-déjeuner. Oui, c’est avec cette simple pensée que ce stupide mais presque doux endimanchement avait commencé."


jeudi 8 août 2024

Diego (poème)

Diego (Gerardo) :


 La noche resbala,

con mansa dulzura

Como una azucena  

de nevada túnica.

Inocente y lírica 

florece la luna

Las estrellas cantan 

su cantiga muda.

Y sueña el paisaje 

dormido en la bruma.

Que suave sosiego.

¡Que paz tan profunda!.

Cual blandas cadencias 

de canción de cuna.

Únicos rumores 

que el silencio surcan.

Se estremece el bosque, 

la brisa susurran.

Y abajo en el río 

rezan las espumas.

Solo dos zagales. 

El fuerte ella rubia

Vetan en el valle 

por gozar la albura

De la noche clara 

de la noche rústica.


mercredi 7 août 2024

Diderot (promenade)

Diderot, lettre à Sophie Volland le 3 octobre 1759 : 

"Il fit dimanche une très-belle journée ; nous allâmes nous promener sur les bords de la Marne ; nous la suivîmes depuis le pied de nos coteaux jusqu’à Champigny. 

Le village couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous, le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de plusieurs îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Les paysans y ont établi des pêcheries. C’est un aspect vraiment romanesque. Saint-Maur, d’un côté, dans le fond ; Chennevières et Champigny, de l’autre, sur les sommets ; la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. L’imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n’en offre là. Nous nous sommes proposé d’y retourner, quoique nous en soyons revenus tous écloppés. Je m’étais fiché une épine au doigt ; le Baron était entrepris d’un torticolis, et un mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique Écossais. 

Il était temps que nous regagnassions le salon. Nous y voilà, les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer ; ici l’on se réchauffe ; là on respire. On est encore en silence, mais ce ne sera pas pour longtemps."


lundi 5 août 2024

Diderot (Céline)

Diderot, De la poésie dramatique, XVIII (1763) : 

"Plus un peuple est civilisé, poli, moins ses moeurs sont poétiques... La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage... Quand verra-t-on naître des poètes ? Ce sera après les temps de désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n'en ont pas été les témoins."


Walser (silence)

Walser, L'Homme à tout faire, trad. W. Weideli :

"Dans les forêts, le silence est toujours double. Un vaste anneau d’arbres et de buissons crée un premier silence ; quant au second, plus merveilleux encore, c’est l’endroit que vous-même avez choisi. Dès que le ruisseau se mettait à murmurer, on se croyait pris dans les filets d’une longue et fraîche rêverie, et dès que le regard s’élevait dans la verdure, c’est en pleines pensées argentines et dorées et bienfaisantes qu’on se trouvait installé. Les personnages inventés, empruntés au cercle proche ou lointain de vos connaissances, chuchotaient doucement, ils disaient quelque chose, ou faisaient seulement des signes, pendant que leurs yeux tenaient leur propre langage, intime et profond. Les sentiments, mis à nu, avançaient d’un pas ferme, et les intuitions les plus fines rencontraient une compréhension nostalgique et secrète. Hors du temps et des chemins de la vie, lèvres et pensées s’embrassaient aussitôt qu’elles s’étaient reconnues ; des lèvres jaillissaient bien haut les flammes de la joie, et des pensées montait un chant mélancolique et bienveillant, accordé au ruisseau, aux fourrés, au silence de la forêt. Il suffisait de penser que le soir serait bientôt là, et aussitôt tout paysage, connu ou inconnu, semblait flotter dans une lumière vespérale. La forêt au-dessus du rêveur s’élevait et s’abaissait, et doucement se balançait, et dansait dans ses yeux, et ses yeux, sans effort, dansaient avec elle. Comme c’est beau ici, répéta plusieurs fois Joseph pour lui-même."





dimanche 4 août 2024

Flaubert (Lamartine)

Flaubert, lettre à Louise Colet, 1852 :

[sur Graziella, de Lamartine] 

"C’est un ouvrage médiocre, quoique la meilleure chose que Lamartine ait faite en prose. Il y a de jolis détails, le vieux pêcheur couché sur le dos avec des hirondelles qui rasent ses tempes, Graziella attachant son amulette au lit, travaillant au corail, deux ou trois belles comparaisons de la nature, telles qu’un éclair, par intervalles, qui ressemble à un cliquement d’œil, voilà à peu près tout… Que c’est beau ces histoires d’amour, où la chose principale est tellement entourée de mystère, que l’on ne sait à quoi s’en tenir, l’union sexuelle étant reléguée systématiquement dans l’ombre comme boire, manger, etc. Le parti-pris m’agace, Voilà un gaillard qui vit continuellement avec une femme qui l’aime et qu’il aime, et jamais un désir. Pas un nuage impur ne vient obscurcir ce lac bleuâtre. Ô hypocrite ! s’il avait raconté l’histoire vraie, que c’eût été plus beau ! Mais la vérité demande des mâles plus velus que M. de Lamartine ; il est plus facile en effet de dessiner un ange qu’une femme ; les ailes cachent la bosse… Rien dans ce livre ne vous prend aux entrailles."

et (6 avril1853) :

"Je n’ai aucune sympathie pour cet écrivain sans rythme, pour cet homme d’État sans initiative. C’est à lui que nous devons tous les embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaire […] Il ne restera pas de Lamartine de quoi faire un demi-volume de pièces détachées. C’est un esprit eunuque, la couille lui manque, il n’a jamais pissé que de l’eau claire."


note : 

l'adjectif "bleuâtre" apparaît 9 fois dans Madame Bovary, dont : 

"Il habitait la contrée bleuâtre où les échelles de soie se balancent à des balcons, sous le souffle des fleurs, dans la clarté de la lune"