samedi 9 novembre 2024

Constant + Valéry (dégoût)

Constant (par Daniel Mornet) :

"Affaissé dans ses rancunes et ses langueurs ou poussé de hasards en hasards par des caprices d'énergie, il ne rencontra l'amour de Mme de Charrière que pour trouver une complication à ses détresses. Dans cette âme incertaine et lasse le pessimisme fut un mal aigu ; de la vie il ne connut que de courts espoirs et de longues tortures ; dès sa jeunesse il se réfugia dans le goût du néant : 

"Triste jouet de la tempête, j'ai volé d'erreur en erreur ; vingt hivers ont blanchi ma tête, mille excès ont flétri mon cœur ; j'ai payé quelques jours de fête par des mois entiers de malheur***… Thompson, l'auteur des Saisons, passait souvent des jours entiers dans son lit ; et quand on lui demandait pourquoi il ne se levait pas : « I see no motive to rise, man », répondait-il. Ni moi non plus, je ne vois de motif pour rien dans ce monde, et je n'ai de goût pour rien. » 

Sénancour et Constant ont vécu avant la Révolution de plus amers dégoûts que les romantiques eux-mêmes."


rappel :

https://lelectionnaire.blogspot.com/2023/12/constant-melancolie.html


*** cf. Valéry, Cahiers (C2-409) : 

"Pardonne-moi, ma vérité, d'avoir cru en K. J'ai péché contre le scepticisme sauveur, contre la volonté de lucidité, contre tout ce que je savais. C'est avec de la lumière [...] que je paye six minutes de folie, et quelques heures passées hors de moi-même, dans les paradis de tout le monde."


vendredi 8 novembre 2024

Zweig (rupture de civilisation)

Zweig, Le Monde d'hier, chap. 1, Le monde de la sécurité,  traduction S. Niémetz (Belfond 1993) : 

"Il nous est aisé, à nous, les hommes d’aujourd’hui, qui depuis longtemps avons retranché le mot « sécurité » de notre vocabulaire comme une chimère, de railler le délire optimiste de cette génération aveuglée par l’idéalisme, pour qui le progrès technique de l’humanité devait entraîner fatalement une ascension morale tout aussi rapide. Nous qui avons appris dans le siècle nouveau à ne plus nous laisser étonner par aucune explosion de la bestialité collective, nous qui attendons de chaque jour qui se lève des infamies pires encore que celles de la veille, nous sommes nettement plus sceptiques quant à la possibilité d’une éducation morale des hommes. Nous avons dû donner raison à Freud, quand il ne voyait dans notre culture qu’une mince couche que peuvent crever à chaque instant les forces destructrices du monde souterrain, nous avons dû nous habituer peu à peu à vivre sans terre ferme sous nos pieds, sans droit, sans liberté, sans sécurité. Depuis longtemps nous avons renoncé, pour notre existence, à la religion de nos pères, à leur foi en une élévation rapide et continue de l’humanité ; à nous qui avons été cruellement instruits, cet optimisme prématuré semble assez dérisoire en regard de la catastrophe qui, d’un seul coup, nous a rejetés en deçà de mille années d’efforts humains. Mais ce n’était qu’une folie, une merveilleuse et noble folie que servaient nos pères, plus humaine et plus féconde que les mots d’ordre d’aujourd’hui. Et, chose étrange, malgré toutes mes expériences et toutes mes déceptions, quelque chose en moi ne peut s’en détacher complètement. Ce qu’un homme, durant son enfance, a pris dans son sang de l’air du temps ne saurait plus en être éliminé. Malgré tout ce qui chaque jour me hurle aux oreilles, malgré tout ce que moi-même et d’innombrables compagnons d’infortune avons souffert d’humiliations et d’épreuves, il ne m’est pas possible de renier tout à fait la foi de ma jeunesse en un nouveau redressement, malgré tout, malgré tout. Même de l’abîme de terreur où nous allons aujourd’hui à tâtons, à demi aveugles, l’âme bouleversée et brisée, je ne cesse de relever les yeux vers ces anciennes constellations qui resplendissaient sur ma jeunesse et me console avec la confiance héritée de mes pères qu’un jour cette rechute ne paraîtra qu’un intervalle dans le rythme éternel d’une irrésistible progression."


jeudi 7 novembre 2024

Gombrowicz (portrait)

Gombrowicz, § Virginité, in Bakakaï, trad. Sédir et Kosko  :

"Rien de plus artificiel que les descriptions de jeunes filles et les comparaisons recherchées que l'on forge à cette occasion. Les lèvres comme des cerises, les seins comme des boutons de rose… Oh, s’il suffisait d’acheter chez le marchand quelques fruits et légumes ! Et si une bouche avait vraiment le goût d’une cerise mûre, qui pourrait tomber amoureux ? Qui se laisserait tenter par un baiser réellement doux comme une friandise ? – Mais chut, assez, secret, tabou, ne parlons pas trop de la bouche. – Le coude d’Alice, vu à travers le voile des sentiments, apparaissait tantôt comme un promontoire virginal lisse et blanc qui se fondait dans le teint plus chaud du bras, tantôt, quand elle laissait pendre sa main, comme une fossette douce et ronde, un repli caché, une chapelle latérale de son corps. À part cela, Alice ressemblait à n’importe quelle autre fille de commandant en retraite, élevée par une mère aimante dans un cottage de banlieue. Comme toute autre, elle se caressait parfois le coude ; comme toute autre, elle apprit de bonne heure à creuser dans le sable avec son pied…"


mercredi 6 novembre 2024

Sachs (Proust)

Sachs (Maurice), Le Sabbat chap. XXI : 

[Proust] "Œuvre non pas dénuée de morale comme on l'a dit mais qui, impliquant une pureté de l'enfance, une impureté de l'âge d'homme, porte avec elle un rousseauisme jamais exprimé comme celui de Gide, mais bien plus ancré. Œuvre dans laquelle on ne trouve pas trace de Dieu, car Proust ne croyait ni en l'Eglise catholique, ni en Jéhovah, mais il avait ses dieux d'enfant, lares et familiaux : il adorait le visage de sa mère qui lui est ce que la Sainte Vierge est à beaucoup de catholiques plus que Dieu et il croyait en un paradis qui se vivait dans le ventre de la mère et jusqu'au sortir de l'enfance, car les délices pour lui n'étaient pas dans une vie à venir, mais dans une vie qui avait été et qui ne pouvait plus être jamais"


Note : quand je faisais un séminaire sur l'œuvre d'art comme restitution transposée du paradis perdu de l'enfance, ce passage m'aurait été précieux…  


mardi 5 novembre 2024

Sachs (scènes)

Sachs (Maurice), Le Sabbat chap. V :

"Entre ma mère et mon beau-père tout allait mal. Je n'arrivais chez eux que pour les entendre disputer. Une fois même j'intervins, je tendis son chapeau, sa canne, au mari furieux et tremblant il les prit et quitta l'appartement. Pareilles scènes me faisaient une peur terrible. Déjà du vivant de mon grand-père, j'avais entendu quelquefois ces vociférations monstrueuses qui sortent de la bouche des gens policés qui perdent le contrôle d'eux-mêmes. Je ne connais aucun son qui éveille de plus lugubres échos dans l'âme d'un enfant, que lorsque ces hommes, ces femmes, que toute la civilisation nous dit de respecter, se dressent l'un devant l'autre en hurlant 

« Putain, putain, tu n'es qu'une putain ! 

— Et toi un drogué, un maquereau! 

— Salope, traînée ! 

— Et ma dot, hein! avec qui l'as-tu jetée par les fenêtres ? 

— Puisque tu n'as plus rien, tu pourras toujours faire le trottoir, cochonne ! »

Ah! pauvres malheureux forcenés, que tout cela était horrible ! Il me semblait à vous entendre que la terre tremblait autour de moi, que le monde tout entier vacillait sur ses bases et que nous nous engouffrions pêle-mêle dans un abîme, vous, moi, les meubles, le téléphone, la vaisselle, l'appartement, la maison, Paris même, que tout sombrait dans vos rugissements d'animaux, au sein des plus abominables immondices. Que j'ai souffert entre vous lorsque j'épiais sur vos visages et dans vos voix la montée de l'orage. Encore une seconde d'accalmie et tout se déchaînerait. J'aurais voulu être Dieu pour pouvoir vous changer en statues de sel et vous immobiliser avant que votre bras armé ne retombe. Mais le plus horrible ce fut un soir que je m'éveillai au son d'une haute et longue plainte qui montait de la chambre voisine. J'allais, claquant des dents, ouvrir la porte pour porter secours. Ce n'était plus la dispute, mais la réconciliation et ce grand cri de l'âme était un cri de plaisir. Cela me fit l'effet d'un affront personnel et d'une honte sans mélange. La fièvre me prit : je grelottai dans mon lit, les index au creux des oreilles pour ne pas entendre le soupir de cette volupté qu'aucun homme ne peut supporter d'entendre passer sur les lèvres de sa mère. 

(Ah ! si jamais l'Eglise catholique eut une inspiration merveilleuse, ce fut en instaurant le dogme de la Virginité de la Mère du Christ, car la pureté de sa mère est un mensonge auquel tout homme veut croire.)"


Note : quand je menais un séminaire sur la scène de ménage comme euphémisation de la scène primitive, ce passage m'aurait été précieux…  


lundi 4 novembre 2024

Wittgenstein (inspiration)

Wittgenstein, carnet de Drury, cité par Monk p. 510 :

"Dans une lettre (à Goethe je crois) Schiller parle d’une ‘humeur poétique’. Je pense que je sais maintenant ce qu’il voulait dire. Je pense que j’en suis moi-même familier. C’est un état de réceptivité à la nature dans lequel vos pensées semblent aussi vives que la nature elle-même. Mais il est étrange que Schiller n’ait rien produit de mieux, ou du moins c’est mon avis, et donc je ne suis pas entièrement convaincu que ce que je produis dans de tels états vaille vraiment quelque chose. Il se peut que ce qui donne leur brillant à mes pensées en ces occasions soit une lumière qui les éclaire par derrière. Qu’ils [les états, probablement] ne brillent pas par eux-mêmes."     


In a letter (to Goethe I think) Schiller writes of a "poetic mood*. I think I know what he means. I believe I am familiar with it myself. It is a mood of receptivity to nature in which one's thoughts seem as vivid as nature itself. But it is strange that Schiller did not produce anything better (or so it seems to me) and so I am not entirely convinced that what I produce in such a mood is really worth anything. It may be that what gives my thoughts their lustre on these occasions is a light shining on them from behind. That they do not themselves glow.


dimanche 3 novembre 2024

Wittgenstein (chagrin, folie)

Wittgenstein, le 29 juin 1948, cité par Monk p. 522) : 

"Ne laisse pas le chagrin te vexer ; et tu ne dois pas avoir peur de la folie ; elle vient peut-être à toi comme une amie et non une ennemie, et la seule chose qui est mauvaise, c’est ta résistance. Laisse le chagrin entrer dans ton cœur ; ne lui ferme pas la porte ; quand il se tient sur le pas de la porte, dans l’esprit, il est effrayant, mais dans le cœur il ne l’est pas."


Don't let grief vex you. You should let it into your heart. Nor should you be afraid of madness. It cornes to you perhaps as a friend and not as an enemy, and the only thing that is bad is your résistance. Let grief into your heart. Don't lock the door on it. Standing outside the door, in the mind, it is frightening, but in the heart it is not.