jeudi 30 mars 2023

Proust (contradicteur)

Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleur :

"Quand l’avis de Bergotte était ainsi contraire au mien, il ne me réduisait nullement au silence, à l’impossibilité de rien répondre, comme eût fait celui de M. de Norpois. Cela ne prouve pas que les opinions de Bergotte fussent moins valables que celles de l’Ambassadeur, au contraire. Une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. Participant à la valeur universelle des esprits, elle s’insère, se greffe en l’esprit de celui qu’elle réfute, au milieu d’idées adjacentes, à l’aide desquelles, reprenant quelque avantage, il la complète, la rectifie ; si bien que la sentence finale est en quelque sorte l’œuvre des deux personnes qui discutaient. C’est aux idées qui ne sont pas, à proprement parler, des idées, aux idées qui ne tenant à rien, ne trouvent aucun point d’appui, aucun rameau fraternel dans l’esprit de l’adversaire, que celui-ci, aux prises avec le pur vide, ne trouve rien à répondre. Les arguments de M. de Norpois (en matière d’art) étaient sans réplique parce qu’ils étaient sans réalité."



mercredi 29 mars 2023

Starobinski (pseudonyme)

Starobinski, Stendhal pseudonyme [1951], in L'œil vivant : 

"Le nom est situé, symboliquement, au confluent de l'existence "pour soi" et de l'existence "pour autrui" : il est vérité intime et chose publique. En acceptant mon nom, j'accepte qu'il y ait un dénominateur commun entre mon être profond et mon être social. Or c'est à ce niveau que le pseudonyme entend opérer une disjonction radicale. Il va séparer deux mondes au point même où, par le truchement du langage, leur réunion était rendue possible. Par ce geste, l'égotiste se révolte contre son appartenance à la société. Il refuse d'être livré aux autres en même temps qu'il est donné à lui-même. Pour lui, la liberté d'agir n'est concevable que dans l'insubordination : c'est pourquoi il recourt au pseudonyme qui lui rend les mains libres."



Romains (Heiss)

Heiss (cité très élogieusement par Spitzer, 2° recueil, § J. Romains p. 253-264) : 

"Dans les romans de Romains se trouve la même vision que dans ses vers, qui découvre partout des rapports et des analogies inattendus, donnant de l'esprit à la nature, qui aperçoit dans tous les événements un jeu de forces vives et qui conçoit toute vie comme une création en cours de réalisation, comme un avénement, un devenir et un dépérissement permanents, un gonflement et un resserrement de créations surhumaines qui existent en tant qu’unités même si nous n’avons pas de dénomination pour elles. L'unité n’est plus l’homme isolé, la chose isolée, le lieu isolé. Mais des hommes, des choses, des lieux naissent continuellement par regroupement de nouveaux êtres avec une conscience commune, une volonté commune, dont le corps sans forme est guidé par le plaisir de se sentir un et par un rythme commun, des êtres dans lesquels vibre tendue ou détendue une vie en accord, la vie unanime, jusqu’à ce qu’ils meurent en se dissolvant dans leurs éléments constituants."


Romains, La vie unanime : 

"Qu'est-ce qui transfigure ainsi le boulevard ?

L'allure des passants n'est presque pas physique ;

Ce ne sont plus des mouvements, ce sont des rythmes,

Et je n'ai plus besoin de mes yeux pour les voir.

L'air qu'on respire a comme un goût mental.

Les hommes

Ressemblent aux idées qui longent un esprit.

D'eux à moi, rien ne cesse d'être intérieur;

Rien ne m'est étranger de leur joue à ma joue.

Et l'espace nous lie en pensant avec nous

[...] Voilà que dans mon lit, malgré mes couvertures,

Je grelotte. L'enfant de là-haut souffre en moi ;

Son corps envoie au mien des messagers obscurs,

Et, comme un défilé obsédant de voitures,

Ses cauchemars à lui passent sous mon front moite."


mardi 28 mars 2023

Giono (constructeur)

Giono, Le poète de la famille, in L'Eau vive, Pléiade p. 429  :

"Il ne savait ni lire, ni écrire. Il était fort en pioche, en pic, en pelle, en barre à mine, en levier, en truelle. Très fort. Il était un fil à plomb vivant. Il était l'équilibre, il ne se servait pas de ciment, il était le ciment. Il n'avait pas la science des choses de construction, il était les choses de construction. Il ne connaissait rien aux papiers. S'il y avait un papier, un plan, un compte, un dessin, une épure, il disait : "Moi, je m'en torche", et il le faisait. Mais, partant alors dans la construction prévue, sans préconçu, il se mettait à la vivre. Tout ce qu'il faisait était du trapèze volant. Inspiré, il fourrageait  dans sa barbe et sa chevelure rousse à pleins doigts barbouillés de mortier, et tout se mettait à obéir. Air, eau, pierre, et feu. À obéir d'une telle obéissance qu'on ne pouvait pas imaginer de désobéissance quelconque. Les plans écrits en devenaient risibles. Tout était vaincu, ordonné et créé sur-le-champ. Il ne faisait aucun effort. Il n'y avait aucune réflexion présidant à l'œuvre. Il était comme l'outil d'un dieu : tout se créait parce que tout devait se créer."



lundi 27 mars 2023

Musil (anthropomorphisme)

Musil, Post-scriptum critique, in Proses éparses, trad. Jaccottet, Points-Seuil p. 222 : 

"En passant le Brenner, le troubadour Heine vit de très hautes montagnes qui le regardaient  d'un air grave et, de leurs fronts énormes, de leurs longues barbes de nuées, lui souhaitaient bon voyage. Il remarquait aussi parfois dans le lointain une petite cime bleue qui semblait se dresser sur la pointe des pieds et jeter des regards curieux par-dessus l'épaule des autres, probablement pensait-il, pour mieux le voir. Ces passages-là, chez Heine, ne sont ironiques qu'à demi. Pour lui, le soleil, le rossignol et les fleurs n'ont vraiment pas d'autre fin que de se lever, de chanter et fleurir dans son cœur."    

cf. :

Jean-Paul, Vie de Fibel 10 x18 p. 125 : 

"Le paysage et son âme s'enlaçaient l'un à l'autre d'une manière étrange et douce. Il voltigeait avec cette lueur sur les prairies, et la lune pénétrait dans son cœur et brillait sur toutes ses pensées."


dimanche 26 mars 2023

Romains (travail)

Romains (Jules), Les Hommes de bonne volonté, 2, Le Crime de Quinette, Bouquins, vol. 2 pp. 207-208 : 

"Voilà une de nos faiblesses terribles en France : la difficulté d'obtenir un travail. Des choses qui devraient s'exécuter automatiquement, une fois l'ordre donné. Non. Il faut insister, supplier, se fâcher. Et rien n'est prêt à l'heure dite. Ils n'ont même pas l'excuse d'une franche paresse. Non. Ils gaspillent le temps. ils ne savent pas s‘organiser. Ils s'affairent de droite et de gauche, au hasard des circonstances. C'est le dernier qui les a saisis par le pan de la veste qui est servi. Et mal servi. Aucun travail n'est fait posément. Le client, ou le chef, s'use le système nerveux à contrôler de misérables détails. En France, vous ne pouvez pas vous en remettre entièrement à quelqu'un même du soin d'enfoncer un clou dans un mur. Vous serez obligé de revenir sur place, de dire deux ou trois fois bien poliment : "Vous pensez à mon clou ?" - et quand le clou y sera, revenez encore, parce qu'il y a neuf chances sur dix pour qu'il soit planté de travers, ou pour qu'il vous reste dans la main quand vous y toucherez. Le point de vue de l'ouvrier qui a enfin posé le clou, c'est que vous l'embêtez avec votre clou ; qu'il a envie que vous lui fichiez la paix ; que du moment que le clou a l'air de tenir pour l'œil, vous n'avez plus rien à réclamer ; que le jour où vous aurez à vous servir du clou, vous vous débrouillerez, mais que lui, l'ouvrier, sera loin."