Lévi-Strauss, En écoutant Rameau, chap. VII, Pléiade p. 1519-1521 :
”La musique de Rameau laisse souvent [les auditeurs d'aujourd'hui] insensibles. Elle les touche peu, parfois même les ennuie [...]. Si, aux auditeurs du XVIIIe siècle, cette musique procurait de grandes jouissances, n’est-ce pas d’abord parce qu’elle apportait des innovations révolutionnaires que, sauf les musiciens professionnels et les musicologues, nous ne percevons plus ? Mais, aussi et surtout, parce que les auditeurs de l’époque savaient davantage de musique que nous ? Dans ce 'moins' qu’est pour nous la musique de Rameau et celle de ses contemporains par rapport à la musique du XIXe siècle [...] des auditeurs mieux éduqués percevaient plus.
Les curieux de cuisine exotique l’ont appris en même temps que l’usage des baguettes : il faut plus de savoir-faire pour se servir d’un outil simple que le contraire ; le couteau et la fourchette furent inventés à l’intention de nos aïeux qui mangeaient grossièrement avec leurs doigts. Pour continuer dans la même veine, la musique que nous goûtons - de Mozart et Beethoven à Debussy, Ravel et Stravinski - ne nous mâche-t-elle pas la besogne ? Plus savante et compliquée, elle met hors de notre portée la compréhension technique des œuvres ; donc elle nous en dispense et nous installe dans le rôle passif, mais somme toute confortable, de récepteurs. Le plaisir musical de l’auditeur du XVIIIe siècle était probablement plus intellectuel et de meilleur aloi, car une moindre distance le séparait du compositeur. Les ouvrages que lit l’amateur aujourd’hui se réduisent en général à des biographies de musiciens et à de la littérature sur la musique. Combien éprouveraient-ils le besoin et seraient-ils capables, pour aller en connaissance de cause à l’opéra ou au concert, de s’instruire sur l’art musical dans des traités que nous jugerions trop difficiles, même s’ils ne l’étaient pas davantage que les Éléments de musique de d’Alembert (1752), plusieurs fois réédités à l’époque et qu’on discutait dans les salons ? [...]
À cette époque [de Balzac], les auditeurs et les critiques se montrent surtout attentifs, pour juger les œuvres, à l’enchaînement des tonalités et aux modulations.
Au cours du XIX° siècle pourtant, on dirait que l’écoute musicale change de nature. Elle paraît devenir telle que Wagner la dénonce à propos d’un concert consacré à des œuvres de Beethoven où ‘les chefs et le public ne perçoivent que le son (comme sonorité plaisante d’une langue inconnue) ou plaquent dessus un sens littéraire, superficiel, arbitraire et anecdotique’. Amaury-Duval, l’élève préféré d’Ingres, confirme à sa façon cette manière d’écouter quand il évoque son goût musical et celui de ses camarades : ‘Comme des gens qui aiment un art sans l’avoir étudié, ou sans avoir au moins comparé, nous aimions toutes les musiques, et nous passions sans scrupule d’un air d’Adam à l’andante de la symphonie en la’. Il me semble que la moyenne des gens qui se pressent dans les salles de concert et à lOpéra-Bastille en sont à peu près là ; et pire même, puisque ce sont aujourd’hui les pouvoirs publics qui nous invitent à reconnaître la même légitimité au rock et à la Neuvième symphonie.”