samedi 31 octobre 2020

Gaultier (génie)

Gaultier (Jules de), Le Bovarysme 1892, début du chapitre 1 : 


"Un des signes auxquels il est possible de reconnaître les hommes de premier ordre est, semble-t-il, un certain sceau d'uniformité dont toutes leurs œuvres sont marquées. Ce caractère uniforme traduit ce qu'il y a en eux de spontané et de nécessaire. Tandis que ceux du second rang ont le pouvoir de se diversifier en imitant des modèles différents, le grand homme, qui n'imite point, demeure asservi à la loi impérieuse de son génie. Le même don qui suscite en lui une vision originale et nouvelle le contraint à appliquer sans cesse cette vision unique : comme si le pouvoir d'innover, d'échapper à l'imitation des formes passées, supposait une force si excessive que, s'étant une fois manifestée chez un être, elle dût, par la suite, le dominer toujours. Tout fragment d'un Rembrandt, d'un Mozart, d'un Shakespeare, d'un Corneille, porte l'empreinte de ce joug : quelles que soient, dans ces productions diverses du génie, l'abondance des développements de second plan et la variété des sujets, un mode de vision tyrannique s'y fait toujours sentir. Il en est ainsi chez Flaubert, et on compte peu d'œuvres littéraires où ce despotisme d'une conception unique s'exerce avec plus d'autorité que dans la suite de ses romans. Il y éclate en une vue psychologique qui présente tous les personnages sous le jour d'une même déformation, et les montre atteints d'une même tare." 


 

vendredi 30 octobre 2020

Huxley (masses)

 Huxley, Contrepoint, traduction Castier, Livre de Poche p. 396-397 : 

"La parade, tout d'abord, fut superbe. Je la regardais, enchanté. Comme toujours. Comment explique-t-on l'attrait qu'exerce le spectacle militaire ? On le nie, plutôt qu'on ne l'explique... Je me le suis demandé tout le temps que je le regardais.

Une escouade ne se compose que de dix hommes et est neutre, au point de vue émotif. Le cœur ne commence à battre qu'à la vue d'une compagnie. Les évolutions d'un bataillon sont enivrantes. Et une brigade, c'est déjà une armée avec des bannières, ce qui équivaut, - comme nous le savons par le Cantique des Cantiques, à se sentir amoureux. L'émotion est proportionnelle au nombre. Étant admis le fait que nous n'avons qu'un mètre soixante-quinze de haut, deux pieds de large, et que nous sommes solitaires, une cathédrale est nécessairement plus impressionnante qu'une chaumière, et un kilomètre d'hommes en marche est plus imposant qu'une douzaine de flâneurs au coin d'une rue. Mais ce n'est pas tout. Un régiment est plus impressionnant qu'une foule. L'armée avec ses bannières n'équivaut à l'amour qu'autant qu'elle manœuvre impeccablement. Des pierres constituant un édifice sont plus belles que des pierres en tas. L'exercice et l'uniforme imposent une architecture à la foule. Une armée, c'est beau. Mais ce n'est pas encore tout : elle satisfait des instincts plus bas que l'instinct esthétique. Le spectacle d'êtres humains réduits à l'automatisme satisfait le désir de puissance. En regardant des esclaves mécanisés, on s'imagine être un maître. C'est ce que j'ai éprouvé, tandis que j'admirais les évolutions des Anglais Libres d'Everard. Et, en démontant ainsi mon admiration, morceau par morceau, je me suis gardé d'en être submergé. Diviser pour régner."


rappel :

Cliquer pour relire le texte de Jules Romains



The drill, to begin with, was superb. I watched, enchanted. As usual. How does one explain the fascination of the military spectacle? Explain it away, by preference. I wondered all the time I was watching. A squad is merely ten men and emotionally neutral. The heart only begins to beat at the sight of a company. The evolutions of a battalion are intoxicating. And a brigade is already an army with banners--which is the equivalent, as we know from the Song of Songs, of being in love. The thrill is proportional to the numbers. Given the fact that one is only two yards high, two feet wide and solitary, a cathedral is necessarily more impressive than a cottage and a mile of marching men is grander than a dozen loafers at a street corner. But that's not all. A regiment's more impressive than a crowd. The army with banners is equivalent to love only when it's perfectly drilled. Stones in the form of a building are finer than stones in a heap. Drill and uniforms impose an architecture on the crowd. An army's beautiful. But that's not all; it panders to lower instincts than the aesthetic. The spectacle of human beings reduced to automatism satisfies the lust for power. Looking at mechanized slaves, one fancies oneself a master. So I thought, as I admired the evolutions of Everard's Freemen. And by taking the admiration to bits, I preserved myself from being overwhelmed by it. Divide and rule. 



jeudi 29 octobre 2020

Jakobson (lyrisme)

Jakobson, Huit Questions de poétique § 'Notes marginales sur la prose du poète Pasternak', coll. Points p. 61 : 

"Malgré leur raffinement et leur richesse, ce ne sont pas les métaphores utilisées par Pasternak qui déterminent le thème poétique et lui servent de fil conducteur. Ce sont les réseaux de métonymies, non de métaphores, qui confèrent à son œuvre une « expression bien particulière ». Son lyrisme - prose ou poésie - est pénétré d’un principe métonymique, gouverné par la précellence de l’association par contiguïté. A l’inverse de ce que nous avions remarqué pour la poésie de Maïakovski, la première personne est rejetée à l’arrière- plan. Mais il n ’y a là qu’apparence de mépris : l’éternel héros lyrique est tout aussi présent. Son apparition s’est faite métonymique, comme dans L’Opinion publique de Chaplin où nous ne voyons pas le train arriver, nous le percevons seulement grâce aux reflets qu’il projette sur les personnages du film ; ce train invisible, translucide, passe en quelque sorte entre l’écran et les spectateurs. De même, dans le lyrisme de Pasternak, les images environnantes fonctionnent comme des reflets juxtaposés, expressions métonymiques du moi du poète. Il lui arrive parfois de dévoiler sa poétique, mais alors, dans un geste égocentrique, il l’assimile à l’ensemble de l’art. Il ne croit pas que l’art soit susceptible d’authen­ticité épique ni d’ouverture sur le monde extérieur, trop convaincu que les véritables œuvres d’art, quoi qu’elles disent, ne font en fait que raconter leur naissance."



mercredi 28 octobre 2020

James (germe)

 James (Henry), Les Dépouilles de Poynton, préface (traduction M.-P. Huglo) :

"C'était il y a des années, je me souviens, une veille de Noël alors que je dînais avec des amis une dame à côté de moi fit, au cours de la conversation, une de ces allusions que j'ai toujours su reconnaître sur-le-champ comme des "germes". Où que je le trouve, le germe a toujours été pour moi le germe d'une "histoire", et la plupart des histoires que je me suis efforcé de mettre en forme découlent d'une seule petite graine [...], simple particule flottant dans le cours de la conversation. [...] Si l'on reçoit des indications un tant soit peu orientées, on peut être sûr d'en savoir déjà trop. Le sujet se trouve dans la simple graine, dans le soupçon de vérité, de beauté, de réalité, il est à peine perceptible pour l'œil ordinaire - car, je le maintiens, un bon œil pour un sujet est tout sauf commun."


It was years ago. I remember, one Christmas Eve when I was dining with friends : a lady beside me made in the course of talk one of those allusions that I have always found myself recognising on the spot as « germs ». The germ, wherever gathered, has ever been for me the germ of a « story », and most of the stories straining to shape under my hand have sprung from a single small seed, [...] a mere floating particle in the stream of talk. [...] If one is given a hint at all designedly one is sure to be given too much ; one's subject is in the merest grain, the speck of truth, of beauty, of reality, scarce visible to the common eye - since, I firmly hold, a good eye for a subject is anything but usual.  


mardi 27 octobre 2020

Philippe (matin)

 Philippe (Charles-Louis), Croquignole, I, 1 :

« On arrivait le matin. Il en venait de Belleville avec des yeux clairs, ils aimaient mieux venir à pied ; il en venait de Charenton par le bateau, avec la Seine, le ciel, le temps, la lumière et l’eau ; il en venait de Montrouge par les grandes voies droites, et qui avaient vu des femmes dès le matin ; il en venait du quartier du Marais, qui avaient croisé des ménagères et entendu les marchandes des quatre saisons chanter la vente des fruits ; le jour était le jour de huit heures et demie, chaste et lavé, le jour que le ciel a posé sur la Terre pendant la nuit, on le sentait ; la rue était fraîche, la rue n’était-elle pas une prairie ? Chacun arrivait à son tour. Longtemps ils restaient debout, la tête un peu penchée, l’oreille encore tendue et fumant cette première cigarette du matin qui semble un souvenir des pays du tabac, jusqu’à ce que l’un d’eux se mît à dire :

- Ah ! tout de même, il va falloir s’y mettre. »


lundi 26 octobre 2020

Hrabal (incendie)

Hrabal, La Mort de Monsieur Baltisberger, in Les Palabreurs, trad. M. Canavaggio, Livre de Poche p. 200 : 

" ... l’important, c’est de savoir comment ça va se terminer, dit l’oncle Pépine, nous aussi, on faisait des courses de vitesse chez les pompiers. Une fois, il y avait le feu à un moulin, les chevaux s’étaient tellement emballés qu’il avait fallu qu’on tire nous-mêmes la lance au feu. Et, suants comme des mules, on s’y était mis. Moi, j’étais planté sur la retenue de l’étang avec un seau drôlement lourd, j’attendais selon le règlement que le capitaine corne. Mais, au lieu de sa trompette, il avait corné sur une boîte de conserve, si bien que les pompiers m’avaient bousculé, et comme j’avais oublié de lâcher mon seau, j’avais plongé dans l’étang avec, et les pompiers avaient été obligés de me repêcher avec des perches, vu que je savais pas nager. Si j’étais chez les pompiers, c’est qu’une jolie fille l’avait voulu, elle m’avait dit que la hache et l’échelle m’iraient sûrement à ravir. Ensuite, il avait fallu repêcher le seau avec des crochets. Il y avait déjà la moitié du moulin de brûlée. Une fois la lance montée, les pompiers avaient commencé à pomper, et moi, fatigué par ma chute dans l’eau, je m’étais emmêlé les pinceaux dans ces manettes de fer, les pompiers m’avaient cogné la tête avec le bras de la pompe, si bien que je m’étais évanoui, et comme il avait fallu que ceux de notre équipe me réaniment ça les avait mis en retard et c’est ceux de Premyslovice qui avaient commencé à arroser. Le moulin avait déjà fini de brûler, n’empêche que je m’étais quand même fait engueuler par le chef pour lui avoir fait louper la victoire. "




dimanche 25 octobre 2020

Lévi-Strauss (écoute musicale)

 Lévi-Strauss, En écoutant Rameau, chap. VII, Pléiade p. 1519-1521 : 

”La musique de Rameau laisse souvent [les auditeurs d'aujourd'hui] insensibles. Elle les touche peu, parfois même les ennuie [...]. Si, aux auditeurs du XVIIIe siècle, cette musique procurait de grandes jouis­sances, n’est-ce pas d’abord parce qu’elle apportait des inno­vations révolutionnaires que, sauf les musiciens profession­nels et les musicologues, nous ne percevons plus ? Mais, aussi et surtout, parce que les auditeurs de l’époque savaient davantage de musique que nous ? Dans ce 'moins' qu’est pour nous la musique de Rameau et celle de ses contempo­rains par rapport à la musique du XIXe siècle [...] des auditeurs mieux éduqués percevaient plus.

Les curieux de cuisine exotique l’ont appris en même temps que l’usage des baguettes : il faut plus de savoir-faire pour se servir d’un outil simple que le contraire ; le couteau et la fourchette furent inventés à l’intention de nos aïeux qui man­geaient grossièrement avec leurs doigts. Pour continuer dans la même veine, la musique que nous goûtons - de Mozart et Beethoven à Debussy, Ravel et Stravinski - ne nous mâche-t-elle pas la besogne ? Plus savante et compliquée, elle met hors de notre portée la compréhension technique des œuvres ; donc elle nous en dispense et nous installe dans le rôle passif, mais somme toute confortable, de récepteurs. Le plaisir musical de l’auditeur du XVIIIe siècle était probablement plus intellectuel et de meilleur aloi, car une moindre distance le séparait du compositeur. Les ouvrages que lit l’amateur aujourd’hui se réduisent en général à des biographies de musiciens et à de la littérature sur la musique. Combien éprouveraient-ils le besoin et seraient-ils capables, pour aller en connaissance de cause à l’opéra ou au concert, de s’instruire sur l’art musical dans des traités que nous juge­rions trop difficiles, même s’ils ne l’étaient pas davantage que les Éléments de musique de d’Alembert (1752), plusieurs fois réédités à l’époque et qu’on discutait dans les salons ? [...]

À cette époque [de Balzac], les auditeurs et les critiques se montrent surtout attentifs, pour juger les œuvres, à l’enchaînement des tonalités et aux modulations.

Au cours du XIX° siècle pourtant, on dirait que l’écoute musicale change de nature. Elle paraît devenir telle que Wagner la dénonce à propos d’un concert consacré à des œuvres de Beethoven où ‘les chefs et le public ne perçoivent que le son (comme sonorité plaisante d’une langue inconnue) ou plaquent dessus un sens littéraire, superficiel, arbitraire et anecdotique’. Amaury-Duval, l’élève préféré d’Ingres, confirme à sa façon cette manière d’écouter quand il évoque son goût musical et celui de ses camarades : ‘Comme des gens qui aiment un art sans l’avoir étudié, ou sans avoir au moins comparé, nous aimions toutes les musiques, et nous passions sans scrupule d’un air d’Adam à l’andante de la symphonie en la’. Il me semble que la moyenne des gens qui se pressent dans les salles de concert et à lOpéra-Bastille en sont à peu près là ; et pire même, puisque ce sont aujour­d’hui les pouvoirs publics qui nous invitent à reconnaître la même légitimité au rock et à la Neuvième symphonie.”