Gaultier (Jules de), Le Bovarysme 1892, début du chapitre 1 :
"Un des signes auxquels il est possible de reconnaître les hommes de premier ordre est, semble-t-il, un certain sceau d'uniformité dont toutes leurs œuvres sont marquées. Ce caractère uniforme traduit ce qu'il y a en eux de spontané et de nécessaire. Tandis que ceux du second rang ont le pouvoir de se diversifier en imitant des modèles différents, le grand homme, qui n'imite point, demeure asservi à la loi impérieuse de son génie. Le même don qui suscite en lui une vision originale et nouvelle le contraint à appliquer sans cesse cette vision unique : comme si le pouvoir d'innover, d'échapper à l'imitation des formes passées, supposait une force si excessive que, s'étant une fois manifestée chez un être, elle dût, par la suite, le dominer toujours. Tout fragment d'un Rembrandt, d'un Mozart, d'un Shakespeare, d'un Corneille, porte l'empreinte de ce joug : quelles que soient, dans ces productions diverses du génie, l'abondance des développements de second plan et la variété des sujets, un mode de vision tyrannique s'y fait toujours sentir. Il en est ainsi chez Flaubert, et on compte peu d'œuvres littéraires où ce despotisme d'une conception unique s'exerce avec plus d'autorité que dans la suite de ses romans. Il y éclate en une vue psychologique qui présente tous les personnages sous le jour d'une même déformation, et les montre atteints d'une même tare."