samedi 10 avril 2021

Bergson (création)

 Bergson, L'Évolution créatrice : 

« Quand nous replaçons notre être dans notre vouloir, et notre vouloir lui-même dans l'impulsion qu'il prolonge, nous comprenons, nous sentons que la réalité est une croissance perpétuelle, une création qui se poursuit sans fin. Notre volonté fait déjà ce miracle. Toute oeuvre humaine qui renferme une part d'invention, tout acte volontaire qui renferme une part de liberté, tout mouvement d'un organisme qui manifeste de la spontanéité, apporte quelque chose de nouveau dans le monde. Ce ne sont là, il est vrai, que des créations de forme. Comment seraient-elles autre chose ? Nous ne sommes pas le courant vital lui-même ; nous sommes ce courant déjà chargé de matière, c'est-à-dire de parties congelées de sa substance qu'il charrie le long de son parcours. Dans la composition d'une oeuvre géniale comme dans une simple décision libre, nous avons beau tendre au plus haut point le ressort de notre activité et créer ainsi ce qu'aucun assemblage pur et simple de matériaux n'aurait pu donner (quelle juxtaposition de courbes connues équivaudra jamais au trait de crayon d'un grand artiste ?), il n'y en a pas moins ici des éléments qui préexistent et survivent à leur organisation"


vendredi 9 avril 2021

Zola (Courbet)

 Zola sur Courbet (L'École française de peinture, 1878) : 

"La Vague fut exposée au Salon de 1870. « Ne vous attendez pas à quelque oeuvre symbolique, dans le goût de Cabanel ou de Baudry : quelque femme nue, à la chair nacrée comme une conque, se baignant dans une mer d'agate. Courbet a tout simplement peint une vague, une vraie vague déferlant, sans se laisser décourager, sans se soucier des rires qui accueillaient ses toiles, du dédain ironique des amateurs. On le raillait, on l'appelait le peintre nébuleux, on feignait de ne pas comprendre dans quel sens il fallait prendre ses tableaux. Puis un beau jour on s'avisa que ces prétendues esquisses se distinguaient par un métier des plus délicats, qu'il y avait beaucoup d'air dans ses tableaux ; qu'ils rendaient la nature dans toute sa vérité. Et les clients affluèrent dans l'atelier de l'artiste ; ils l'ont tellement surchargé de travail vers la fin qu'il lui a fallu en partie donner de l'ouvrage bâclé. Je ne connais pas d'exemple plus frappant de la peur que ressent le public devant tout talent neuf et original, et du triomphe inévitable de ce talent original pour peu qu'il poursuive obstinément ses buts".


https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vague_(Gustave_Courbet)


jeudi 8 avril 2021

Fruits (Valéry, Proust, Rilke, Keats)

 Valéry, Le Cimetière marin : 

"Comme le fruit se fond en jouissance,

Comme en délice il change son absence

Dans une bouche où sa forme se meurt [...]"


Proust, Sodome et Gomorrhe, II :

"[...] l'orange pressée dans l'eau semblait me livrer au fur et à mesure que je buvais, la vie secrète de son mûrissement, son action heureuse contre certains états de ce corps humain qui appartient à un règne si différent, son impuissance à le faire vivre, mais en revanche les jeux d'arrosage par où elle pouvait lui être favorable, cent mystères dévoilés par le fruit à ma sensation, nullement à mon intelligence."


Rilke, Sonnets à Orphée, I, 13 [traduction M.P.]

O, pleine pomme, poire, mandarine

et groseille... Tous ces fruits exprimant

vie et mort dans la bouche... Je devine...

Lisez sur le visage de l'enfant


qui s'en délecte. Cela vient de loin

et en bouche retourne à l'anonyme :

enfuis les mots, des merveilles s'animent

de la pulpe libérées soudain.


Dire la pomme et non son apparence !

Recueillement, d'abord, de la douceur,

qui, légère, s'élève en saveur,


s'éveille, s'éclaire en transparence,

contrepoint de soleil, de terre, d'ici,

sensation, volupté, joie, - merci !


 Voller Apfel, Birne und Banane,

Stachelbeere... Alles dieses spricht

Tod und Leben in den Mund... Ich ahne...

Lest es einem Kind vom Angesicht,


wenn es sie erschmeckt. Dies kommt von weit.

Wird euch langsam namenlos im Munde ?

Wo sonst Worte waren, fließen Funde,

aus dem Fruchtfleisch überrascht befreit.


Wagt zu sagen, was ihr Apfel nennt.

Diese Süße, die sich erst verdichtet,

um, im Schmecken leise aufgerichtet,


klar zu werden, wach und transparent,

doppeldeutig, sonnig, erdig, hiesig - :

O Erfahrung, Fühlung, Freude - , riesig !


Keats, lettre du 22 septembre 1819 (Letters, II, 179)

 "Talking of Pleasure, this moment I was writing with one hand, and with the other holding to my Mouth a Nectarine -- how good* how fine. It went down all pulpy, slushy, oozy, all its delicious embonpoint melted down my throat like a large, beatified Strawberry." 

*(good ? god ? peu lisible)


cité par Claudel Journal Pléiade t. 1 p. 736 ; traduction donnée en note : 

 "Parler de la somptuosité de ce moment, où j'écris d'une main, pendant que de l'autre je tiens à la bouche un brugnon à la suavité de nectar. Seigneur ! quelle douceur ! Le fruit s'écoulait, moëlleux et pulpeux, fondant, liquéfié, toute sa chair délicieuse se dissolvait en ruisselant sur ma gorge, comme une fraise énorme et luxuriante."


traduction M.P. :

A propos de Plaisir, ce moment où j'écrivais d'une main, et de l'autre portais à ma Bouche une Nectarine - si bonne, succulente. Elle descendait, toute pulpe lentement fondante, toute délice plantureux le long de ma gorge comme une grande Fraise bienheureuse.


Note : "beatified" : dans la pensée romantique, il y a une même volupté-sanctification dans le sujet et dans l'objet, car le romantisme, à l'opposé du cartésianisme, tend à ne pas séparer sujet et objet.



supplément :

Camus, Noces à Tipasa :
  "On mange mal dans ce café, mais il y a beaucoup de fruits - surtout des pêches qu'on mange en y mordant, de sorte que le jus en coule sur le menton. Les dents refermées sur la pêche, j'écoute les grands coups de mon sang monter jusqu'aux oreilles, je regarde de tous mes yeux."


mercredi 7 avril 2021

Valéry (violoniste)

 Valéry, Cahiers Pléiade t. 2 p. 1008 ['Poïétique' 1920-1921] : 

“Écrivain - Le violoniste, l’oreille couchée au bois et conduisant son archet amoureux, ne fait qu’un avec l’instrument et le son même. L’instrument de bois se perd, s’oublie, il se fait entre le son et l’homme un échange direct. C’est un cycle fermé, un équilibre entre les forces données et les sensations reçues. Il reçoit ses actes dans son oreille. Et ce cycle a un sens - désir et oreille. C’est un Narcisse, ce violoniste. Ainsi dans tous les arts. »


mardi 6 avril 2021

Buffon (art et nature)

 Buffon, Discours sur le style : 

"Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits? C'est que chaque ouvrage est un tout, et qu'elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s'écarte jamais ; elle prépare en silence les germes de ses productions ; elle ébauche par un acte unique la forme primitive de tout être vivant ; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L'ouvrage étonne ; mais c'est l'empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L'esprit humain ne peut rien créer ; il ne produira qu'après avoir été fécondé par l'expérience et la méditation ; ses connaissances sont les germes de ses productions : mais s'il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s'il s'élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s'il les réunit, s'il les enchaîne, s'il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels."


lundi 5 avril 2021

O'Connor (écriture)

 

O'Connor (Flannery), La récolte [1946] (in Pourquoi ces nations en tumulte ?) trad. C. Fleurdorge : 

"Cette fois-ci, pas d'erreur, ça venait ! Ses doigts voletaient fébrilement au-dessus du clavier sans le toucher. Puis, soudain, elle se mit à taper à toute vitesse.

« Lot Motun, disait la machine, appela son chien. » Elle s'arrêta brusquement après le mot « chien ». La première phrase était toujours ce que Miss Willerton réussissait le mieux. « Les premières phrases, disait-elle, lui venaient comme ça. Comme dans un éclair ! Comme dans un éclair ! disait-elle en claquant les doigts, littéralement comme dans un éclair ! » Et c'était à partir de là qu'elle construisait son histoire. « Lot Motun appela son chien », lui était venu automatiquement, et, en relisant la phrase, elle décida que, non seulement Lot Motun était un nom qui convenait très bien à un métayer, mais aussi que lui faire appeler son chien était une excellente chose à faire faire à un métayer. « Le chien dressa les oreilles et s'approcha furtivement de Lot. »

La phrase était déjà tapée quand Miss Willerton s'aperçut de la faute. Il y avait deux fois « Lot » dans le même paragraphe. Ce n'était pas agréable à l'oreille. La machine revint en arrière avec un grincement et Miss Willerton administra trois x à « Lot ». Au-dessus, elle écrivit au crayon : « lui ». Elle pouvait maintenant continuer. « Lot Motun appela son chien. Le chien dressa les oreilles et s'approcha furtivement de lui. » Il y a aussi deux chiens, pensa Miss Willerton. Hum... Mais ça n'avait pas le même effet à l'oreille que deux « Lot », décida-t-elle.

Miss Willerton croyait beaucoup à ce qu'elle appelait « l'art phonétique ». Elle affirmait qu'on lisait autant avec les oreilles qu'avec les yeux. Elle aimait cette façon de présenter la chose. « L'œil, avait-elle dit devant un groupe de l'Union des Filles de la Colonie, compose un tableau qui peut être peint d'un point de vue abstrait, et la réussite d'une entreprise littéraire (Miss Willerton aimait l'expression “entreprise littéraire”) dépend de l'abstraction élaborée par l'esprit et de la qualité tonale (elle aimait aussi “qualité tonale”) enregistrée par l'oreille. » « Lot appela son chien » avait quelque chose de mordant et de pénétrant ; suivi de « Le chien dressa les oreilles et s'approcha furtivement de lui », cela donnait exactement au paragraphe l'impulsion qu'il lui fallait."


It was coming to her now! Certainly! Her fingers plinked excitedly over the keys, never touching them. Then suddenly she began typing at great speed.

“Lot Motun,” the typewriter registered, “called his dog.” “Dog” was followed

by an abrupt pause. Miss Willerton always did her best work on the first sentence. “First sentences,” she always said, “came to her—like a flash! Just like a flash!” she would say and snap her fingers, “like a flash!” And she built her story up from them. “Lot Motun called his dog” had been automatic with Miss Willerton, and reading the sentence over, she decided that not only was “Lot Motun” a good name for a sharecropper, but also that having him call his dog was an excellent thing to have a sharecropper do. “The dog pricked up its ears and slunk over to Lot.” Miss Willerton had the sentence down before she realized her error—two “Lots” in one paragraph. That was displeasing to the ear. The typewriter grated back and Miss Willerton applied three x’s to “Lot.” Over it she wrote in pencil, “him.” Now she was ready to go again. “Lot Motun called his dog. The dog pricked up its ears and slunk over to him.” Two dogs, too, Miss Willerton thought. Ummm. But that didn’t affect the ears like two “Lots,” she decided.

Miss Willerton was a great believer in what she called “phonetic art.” She maintained that the ear was as much a reader as the eye. She liked to express it that way. “The eye forms a picture,” she had told a group at the United Daughters of the Colonies, “that can be painted in the abstract, and the success of a literary venture” (Miss Willerton liked the phrase, ‘literary venture’) “depends on the abstract created in the mind and the tonal quality” (Miss Willerton also liked ‘tonal quality’) “registered in the ear.” There was something biting and sharp about “Lot Motun called his dog”; followed by “the dog pricked up its ears and slunk over to him,” it gave the paragraph just the send-off it needed.


dimanche 4 avril 2021

Sallenave (vie sans livres)

 Sallenave (Danièle), Le Don des morts, chapitre 'Le pourpier d'Olga' : 

" [...] C’est encore leurs âmes qu’on peut voir tandis que, silencieux, comblés de bières en packs de douze et d’adoucissants pour le linge, ils retraversent l’esplanade cimentée où rôde un vent triste et regagnent leurs voitures entre les caddies renversés, amollis d’avoir cédé à tant de douces et humbles convoitises, fâchés d’avoir dû résister à quelques autres, s’attardant encore un peu devant les boutiques qui exposent leurs appâts modestes sous un auvent de béton armé : machines à coudre Singer ; parfumerie sans clients ; 'croissanterie' odorante ; location de cassettes vidéo où des affiches montrent, sur un fond strié de violet et de rouge, des visages brutaux, des seins arrogants, des poings brandis, la bouche noire d’une arme de gros calibre. Un bonheur calme et doux monte dans leurs corps tandis qu’ils calent les bouteilles d’apéritif dans le coffre contre le pneu de secours. Le ciel les protège de son dôme gris pâle où stagnent des rêveries identiques parmi les fumées du chauffage urbain. Une douceur leur vient comme ils n’en ont connu qu’enfants et qui fait venir un peu de bonne chaleur au creux de leurs reins. Puis, comme une folle envie de dormir, et la journée est passée."