dimanche 4 avril 2021

Sallenave (vie sans livres)

 Sallenave (Danièle), Le Don des morts, chapitre 'Le pourpier d'Olga' : 

" [...] C’est encore leurs âmes qu’on peut voir tandis que, silencieux, comblés de bières en packs de douze et d’adoucissants pour le linge, ils retraversent l’esplanade cimentée où rôde un vent triste et regagnent leurs voitures entre les caddies renversés, amollis d’avoir cédé à tant de douces et humbles convoitises, fâchés d’avoir dû résister à quelques autres, s’attardant encore un peu devant les boutiques qui exposent leurs appâts modestes sous un auvent de béton armé : machines à coudre Singer ; parfumerie sans clients ; 'croissanterie' odorante ; location de cassettes vidéo où des affiches montrent, sur un fond strié de violet et de rouge, des visages brutaux, des seins arrogants, des poings brandis, la bouche noire d’une arme de gros calibre. Un bonheur calme et doux monte dans leurs corps tandis qu’ils calent les bouteilles d’apéritif dans le coffre contre le pneu de secours. Le ciel les protège de son dôme gris pâle où stagnent des rêveries identiques parmi les fumées du chauffage urbain. Une douceur leur vient comme ils n’en ont connu qu’enfants et qui fait venir un peu de bonne chaleur au creux de leurs reins. Puis, comme une folle envie de dormir, et la journée est passée."