samedi 2 novembre 2024

Wittgenstein + Descartes (évidence)

Wittgenstein, 1931, cité par Monk p. 318 : 

"S’il existait des thèses en philosophie, elles devraient être telles qu’elles ne donneraient pas lieu à des disputes, car elles devraient être formulées de telle manière que chacun dirait : Oh oui, bien sûr, c’est évident ! Dès lors que la possibilité existe d’avoir des avis différents et d’en débattre à propos d’une question, cela indique que les choses n’ont pas été dites assez clairement. Une fois qu’une formulation parfaite (la clarté ultime) a été atteinte, il ne peut plus y avoir de regret ou de réticence, car ces derniers sont toujours dus au sentiment que quelque chose vient d’être affirmé et que je ne sais pas encore si je dois l’accepter ou pas. Si par contre vous rendez la grammaire claire pour vous-même et si vous procédez par toutes petites étapes, de sorte que chaque étape est parfaitement évidente et naturelle, aucun désaccord d’aucun type ne peut surgir. La controverse naît toujours de ce qu’on a oublié ou pas formulé clairement certaines étapes, ce qui donne l’impression qu’une affirmation a été faite qui pourrait être discutée."


Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, [1627 ou 1628] Règle II (trad. Cousin) : 

"Toutes les fois que deux hommes portent sur la même chose un jugement contraire, il est certain que l’un des deux se trompe. Il y a plus, aucun d’eux ne possède la vérité ; car s’il en avait une vue claire et nette, il pourrait l’exposer à son adversaire, de telle sorte qu’elle finirait par forcer sa conviction."


vendredi 1 novembre 2024

Revel (phrase)

Revel, Mémoires, incipit : 

"Un retour sur ma jeunesse me montre que j'ai su gérer ma vie de façon judicieuse et avec fermeté jusqu'à l'âge de dix-neuf ans et demi, c'est-à-dire jusqu'en juillet 1943, date de ma réussite au concours d'entrée à l'École normale supérieure. Ce fut lorsque, devant le 45, rue d'Ulm, je pris sur la tête une ou deux de ces «bombes à eau», sacs en papier remplis au robinet de la cour et que les normaliens, perchés sur le toit de la loge du concierge de l'École, précipitaient selon la tradition sur la petite troupe des candidats se bousculant sur le trottoir pour lire la liste des reçus au concours, tout juste affichée sur la porte, que, constatant avec une joyeuse surprise que j'y figurais, je commençai peut-être à laisser se relâcher en moi, sans m'en douter encore, l'intransigeance et la vigilance qui m'avaient précisément permis d'arriver à ce succès."


jeudi 31 octobre 2024

Lewis (Sinclair) (intérieur 2)

Lewis (Sinclair), Babbitt, trad. Rémon, chap. 7

"Il acheva gravement de lire la dernière livraison de l’American Magazine, tandis que sa femme, avec un soupir, mettait de côté ses raccommodages et considérait avec envie les modèles de lingerie dans une revue féminine. La pièce était très silencieuse.

Elle était conforme au meilleur style type des « Hauteurs Fleuries ». Les murs gris étaient divisés en faux panneaux par des bandes de moulures laquées blanc. De la précédente habitation des Babbitt provenaient deux fauteuils à bascule très sculptés, mais les autres étaient neufs, profonds et confortables, recouverts de velours bleu à raies dorées. En face de la cheminée, un divan de velours bleu, derrière lequel était une table en cerisier et une très grande lampe de piano avec un abat-jour de soie vieil or. (Deux maisons sur trois aux « Hauteurs Fleuries » avaient devant la cheminée un divan, une table en acajou, ou en imitation, et une lampe de piano avec un abat-jour en soie jaune ou rose.)

Sur la table étaient un tapis en fil d’or de fabrication chinoise, quatre magazines, une boîte à cigarettes en argent, et trois livres offerts en cadeaux, grandes et précieuses éditions de contes de fées, illustrés par des artistes anglais, et que n’avait encore lus aucun des Babbitt, sauf Tinka [enfant].

Dans un coin, près de la fenêtre, un grand gramophone dans son meuble spécial. (Huit maisons sur neuf des « Hauteurs Fleuries » en avaient un pareil.)"


mercredi 30 octobre 2024

Lewis (Sinclair) (intérieur 1)

Lewis (Sinclair), Babbitt, trad. Rémon, chap. 2 :

"La chambre présentait un ensemble de couleurs sobre et agréable, d’après un des meilleurs modèles du décorateur qui « faisait les intérieurs » pour la plupart des spéculateurs en maisons de Zénith. Les murs étaient gris, les boiseries blanches, le tapis d’un bleu franc : l’ameublement ressemblait beaucoup à de l’acajou, le bureau avec un grand miroir, la table à coiffer de madame Babbitt, avec des objets de toilette en argent presque massif, les deux lits jumeaux, entre eux une petite table supportant la lampe électrique type pour lire au lit, un verre d’eau, et un livre de chevet type avec illustrations en couleur. Quel ouvrage était-ce ? impossible de le dire, car personne ne l’avait jamais ouvert. Les matelas étaient fermes sans être durs, des matelas bien modernes, qui avaient coûté très cher […] C’était un chef-d’œuvre de chambre à coucher, provenant des « Riantes maisons modernes pour fortunes moyennes ». Seulement elle n’avait rien à voir avec les Babbitt ni avec personne d’autre. Si quelqu’un y avait jamais vécu et aimé, lu à minuit des histoires palpitantes, y était resté étendu les dimanches matin dans une magnifique indolence, il n’en restait pas trace. Elle avait l’air d’une très bonne chambre dans un très bon hôtel."


mardi 29 octobre 2024

Williams (T.) (pensée)

Williams (T.), 'La veuve Holly', in Sucre d'orge, 10x18 p. 186 : 

"Fréquemment, au cours d'une journée, il lui arrivait de s'asseoir, soucieuse, à la table de la cuisine, ou sur son lit défait, de se prendre la tête dans les mains et de murmurer : "Il faut absolument que je pense, il le faut !". Mais cela ne l'avançait à rien. Sans doute semblait-elle penser à quelque chose pendant un moment ; mais ses efforts, en fin de compte, ressemblaient à ceux que ferait pour préserver son intégrité un morceau de sucre jeté au fond d'une tasse de thé bouillant. Dans son esprit, la forme cubique naturelle des pensées était d'une instabilité effrayante. Elle se détendait lentement, ou bien elle se dissolvait, ou encore elle s'étalait à plat sur le fond. Parfois, tout simplement, elle partait à la dérive…"


Often during the day she would sit down worriedly at the kitchen table or on her unmade bed and clasp her forehead and murmur to herself, I’ve got to think, I’ve simply got to think! But it did no good, it did no good at all. Oh, yes, for a while she would seem to be thinking of something. But in the end it was always pretty much like a lump of sugar making strenuous efforts to preserve its integrity in a steamingly warm cup of tea. The cubic shape of a thought would not keep. It relaxed and dissolved and spread out flat on the bottom or drifted away.

lundi 28 octobre 2024

O'Faolain (11 sept)

O'Faolain (Nuala), Best Love Rosie 

"[C]'est en septembre, lors du premier anniversaire des attentats du World Trade Center. Une messe de commémoration était prévue et, la semaine précédente, Min a beaucoup parlé. Elle me racontait ce jour maudit où elle avait allumé la télé et vu l'avion qui percutait la tour et cru que c'était un jeu et elle ne trouvait plus le numéro de Reeny en Espagne et le ragoût qu'elle avait sur le feu était si brûlé qu'elle avait dû jeter la casserole et Andy Sutton avait descendu le fauteuil de la chambre et était allé chercher Mme Beckett parce qu'elle ne recevait que la première chaîne et Tess était venue en sortant du travail et avait fait des sandwiches au jambon et Andy était passé prendre une douzaine de bières et une bouteille de vodka au Kilbride Inn parce qu'il arrivait du monde sans arrêt et dans la rue toutes les portes étaient ouvertes et on entendait les télés beugler et le fils d'Enzo avait apporté du fish and chips alors que le Sorrento n'était pas censé livrer et il était resté et avait regardé la télé la bouche ouverte."


dimanche 27 octobre 2024

Amis (M.) (foule)

 Amis (M.), La Friction du temps § 'Finale de la Ligue des champions 1999' :

"Chaque fois, ça me frappe, avec toute la fraîcheur d’une révélation : assister à un match de foot dans un stade est la pire façon imaginable de voir un match de foot. Même sans compter le voyage jusqu’au terrain (aller et retour), les quarante-huit heures perdues et hors de prix, le fait d’être écrasé et parqué avec toute la civilité qu’on accorde généralement à un agrégat rebelle de voyous et de sociopathes, quand on trouve enfin un siège tout là-haut au sommet de la falaise de gradins, tout en soignant son saignement de nez et son hypothermie, on plonge le regard sur un cirque de puces dans un abîme embrumé ; et quand il se passe quelque chose, tout le monde se lève, si bien qu’on est forcé de se tordre le cou à travers un collage mouvant de frisottis et de boucles d’oreilles. Oui, la télé, sans compter qu’elle est à portée de télécommande et gratuite, c’est bien mieux – sous tous les rapports, sauf un. La foule. La foule est le moteur de cette expérience particulière. Elle est exigeante : on doit lui abandonner son identité. Et il serait vain d’essayer de s’y opposer. C’est un mille-pattes qui vous enrobe de pied en cap, électrisant et combustible. Soulagé, humilié, terrorisé, on se perd dans la chaleur corporelle d’innombrables aisselles enflammées, dans les rugissements stridents et les sifflements endiablés : cris d’un milliard de bébés fondus en un seul hurlement désespéré."