vendredi 19 avril 2024

Pessoa (fusion)

Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, trad. Françoise Laye : 

"Tout ce qui nous entoure devient partie de nous-mêmes, s’infiltre dans les sensations mêmes de la chair et de la vie, et la bave de la grande Araignée nous lie subtilement à ce qui est près de nous, nous berçant dans le lit léger d’une mort lente qui nous balance au vent. Tout est nous, et nous sommes tout ; mais à quoi cela sert-il puisque tout est rien ? Un rai de soleil, un nuage – dont seule l’ombre soudaine nous dit le passage – , une brise qui se lève, le silence qui la suit lorsqu’elle a cessé, tel ou tel visage, des voix au loin, un rire qui monte parfois, parmi ces voix parlant entre elles, puis la nuit où émergent, dépourvus de sens, les hiéroglyphes morcelés des étoiles."


jeudi 18 avril 2024

Valéry (écarts)

Valéry, Les droits du poète sur la langue, (Lettre à Clédat), in Pièces sur l’art, Pléiade t. 2 p. 1264 : 

"[Le linguiste] est par définition, un observateur et un interprète de la statistique. L'écrivain, c'est tout le contraire : il est un écart, un agent d'écarts. Ce qui ne veut point dire que tous les écarts lui sont permis ; mais c'est précisément son affaire, son ambition, que de trouver les écarts qui enrichissent, – ceux qui donnent l'illusion de la puissance, ou de la pureté, ou de la profondeur du langage."


mercredi 17 avril 2024

Boileau (distance)

Boileau, Art poétique IV : 

"Je ne suis pas pourtant de ces tristes esprits

Qui, bannissant l'amour de tous chastes écrits,

D'un si riche ornement veulent priver la scène,

Traitent d'empoisonneurs et Rodrigue et Chimène.

L'amour le moins honnête, exprimé chastement,

N'excite point en nous de honteux mouvement.

Didon a beau gémir, et m'étaler ses charmes ;

Je condamne sa faute en partageant ses larmes.

Un auteur vertueux, dans ses vers innocens,

Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sens ;

Son feu n'allume point de criminelle flamme."


mardi 16 avril 2024

Valéry (musique)

Valéry, Tel Quel 1 Pochothèque t. 3 p. 184 : 

"La musique m'ennuie au bout d'un peu de temps, et d'autant plus court qu'elle a eu plus d'action sur moi. C'est qu'elle vient gêner ce qu'elle vient d'engendrer en moi, de pensées, de clartés, de types et de prémisses. Rare est la musique qui ne cesse d'être ce qu'elle fut ; qui ne gâte et ne traverse ce qu'elle a créé, mais qui nourrisse ce qu'elle vient de mettre au monde, en moi. 

J’en conclus que le vrai connaisseur en cet art est nécessairement celui auquel il ne suggère rien."


lundi 15 avril 2024

Clair (art)

Clair (Jean), De immundo, p.121-123

"La haine de l’autre, le fantasme de la maîtrise absolue qu’on prétend exercer sur cet autre, la satanocratie du mal […] se manifestent dans une société qui a vu advenir ce que Marcel Gauchet appelle l’«individu total» (1). C’est une civilisation de nature fécale, dans laquelle tout individu estime ne plus rien devoir à la société mais, d’elle, pouvoir exiger tout.

À l’État total que nous avons connu au siècle dernier succéderait aujourd’hui l’individu total. Et au culte du sang, qui a fondé la société totalitaire – avec ses valeurs singulières, verser le sang, être de même sang, protéger la pureté du sang -, succéderait un culte de l’excrémentiel, où s’affirme la puissance de l’individu total. L’individu total, l’artiste raté, le plasticien des derniers jours, celui qui impose aux autres sa merde, c’est l’enfant des premiers jours. Quand Charles Baudelaire avançait que « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté », la chute « à volonté » cachait encore la dimension tragique de pareille régression.

Dans un monde où les élites ont disparu au nom de l’égalité, bien souvent décimées par la plèbe, mais dans lequel on attribue « à l’Art un pouvoir de connaissance spécifique et supérieur qui nous ramène hors des religions constituées, dans la sphère d’un religieux primordial et indifférencié » (2), l’Artiste, étrangement, garde seul l’étonnant privilège d’être considéré comme un être à part, au point d’apparaître comme le maître fantasmé du monde, son bouffon excrémentiel et tout-puissant."

(1) Marcel Gauchet, La Condition historique

(2) Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie


dimanche 14 avril 2024

Valéry (similitudes)

Valéry, Cahiers (1913) in Pléiade t. 2 p. 998 : 

"Les analogies et les métaphores doivent être considérées les produits réguliers, les actes d’un certain état déterminé, dans lequel tout ce qui paraît ne paraît que dans une sorte de résonance de similitudes. Dans cet état, il n’est pas de chose isolée, l’esprit procède par groupes entiers et ce qui est chose isolée lui est chose incomplète, inachevée. […] Tout le donné est fraction, commencement, insuffisance."


samedi 13 avril 2024

Chardin (reflets)

Rosenberg & Temperini, Chardin 

citent Delacroix p. 71 :

"nous remarquons entre les objets qui s'offrent à nos regards une sorte de liaison produite par l'atmosphère qui les enveloppe, par les reflets de toutes sortes qui font participer chaque objet à une harmonie générale. Cependant il s'en faut que la plupart des grands maîtres d'en soient préoccupés".

p. 72, citent De Ridder (1932) : 

"ce grand secret de Chardin reste précisément dans sa gamme unie. Peu variée en apparence, elle se révèle fort mixturée à qui en détaille les nuances. Si nombreuses, celles-ci finissent cependant par se résorber en une harmonie fondue. Le peintre n'obtient cet unisson que grâce à sa science des reflets, chaque couleur servant en quelque sorte de miroir à une autre, toutes se réfléchissant en dégradés lents les contrastes trop vifs étant évités ou aussitôt atténués."


cf. déjà publié

Goncourt sur Chardin (La Gazette des Beaux-Arts) : 

"Chez lui, point d'arrangement ni de convention : il n'admet pas le pré­jugé des couleurs amies ou ennemies. Il ose, comme la nature même, les couleurs les plus contraires. Et cela sans les mêler, sans les fondre : il les pose à côté l'une de l'autre, il les oppose dans leur franchise. Mais s'il ne mêle pas ses couleurs, il les lie, les assemble, les corrige, les caresse avec un travail systématique de reflets, qui, tout en laissant la franchise à ses tons posés, semble envelopper chaque chose de la teinte et de la lumière de tout ce qui l'avoisine. Sur un objet peint de n'importe quelle couleur, il met toujours quelque ton, quelque lueur vive des objets environnants. À bien regarder, il y a du rouge dans ce verre d'eau, du rouge dans ce tablier bleu, du bleu dans ce linge blanc. C'est de là, de ces rappels, de ces échos continus, que se lève à distance l'harmonie de tout ce qu'il peint, non la pauvre harmonie misérablement tirée de la fonte des tons, mais cette grande harmonie des consonances, qui ne coule que de la main des maîtres."


et bien sûr : 

Diderot sur Chardin, Salon de 1763 :

"C'est celui-ci qui entend l'harmonie des couleurs et des reflets."


vendredi 12 avril 2024

Shitao (inspiration)

Shitao, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, éd. P. Ryckmans ch. VII , note 6 p. 73 : 

"Les poètes et les peintres d'inspiration taoïste avaient recours à diverses pratiques telles que pousser une sorte de hurlement, le [?], ou, plus communément, s'enivrer de vin pour provoquer cette transe où toutes les contingences de matière, de forme, de technique s'évanouissent pour laisser place à l'autonomie souveraine du moi, conscience totale et liberté pure. Shitao lui-même nous décrit ainsi comment procédait un calligraphe qu'il admirait : dès qu'il se sentait en bonnes dispositions pour calligraphier, il se mettait à boire force rasades de vin, arrachant son foulard de tête et laissant flotter ses cheveux épars, il poussait une série de rugissements déments, puis vidait dix baquets d'encre jusqu'à l'épuisement complet de tout son papier."


jeudi 11 avril 2024

Picon (Manet 2/2)

Picon, 1853, Naissance de la peinture moderne [1974], p. 129 : 

[suite et fin]

"Et pourtant – malgré cette égalité de toutes choses au sein du visible – nous sommes sensibles à la différence des images, et même à une sorte de hiérarchie. Système d'exclusion – rejetant, pour parler court, la mouvance invisible de l'image, cette peinture correspond nécessairement à un certain ordre de préférences. Elle inclut une hiérarchie fondée sur l'aptitude des choses à manifester la présence du sensible, et à s'y réduire. En ce sens, le corps imparfait de l'Olympia est plus efficace que celui d'une vénus ou même d'une odalisque d'Ingres, son imperfection attestant qu'il a été vu et non pas imaginé. Une nature morte est moins équivoque qu'un portrait, qui risque toujours de signifier au-delà du visible, mais une botte d'asperges est tout de même une manifestation moins complète, moins éclatante que ces spectacles où la puissance du visible a été convoquée dans sa multiplicité : champ de courses, bal à l'Opéra, musique aux Tuileries, plus tard bar des Folies-Bergère, Moulin de la Galette, eaux de la Grenouillère…"


mercredi 10 avril 2024

Picon (Manet 1/2)

Picon, 1853, Naissance de la peinture moderne [1974], p. 127-129 : 

"Ne disons pas que [chez Manet], le sujet disparaît, ni même sa signification : il n'y a qu'un seul sujet, qui est le visible, et qui délègue sa signification à chacune de ses manifestations. Le visible est la signification de l'existence et le sujet de la peinture. 

Ce qui disparaît, précisons-le, ce n'est pas l'identité, la réalité de cette image, ou son pouvoir sur nous. Non, il n'est pas indifférent qu'il y ait là, devant nous, une femme nue, ou un bouquet d'arbres, ou les eaux d'une rivière, ou un vase plein de pivoines – et notre réaction tient compte, en un sens, de ce «sujet». Ce qui disparaît, c'est toute signification, toute connotation qui ne passe pas par le visible : c'est la mouvance invisible de l'image. Par exemple, que cette femme soit Olympia, non Vénus ; que ces eaux soient celles de l'Oise, et non de l'Illyssus, malgré la prévision éventuelle d'un titre, c'est sans importance. Ce qui est modifié, c'est la relation entre la chose maintenue – et toujours efficace dans son identité – et l'ordre du visible, auquel elle appartient ; et c'est cette modification qui nous fait croire que le sujet a disparu. L'objet a perdu sa primauté ; il n'est plus que l'hypostase du visible ; c'est le visible en tant que tel qui a le pouvoir, et qui donne délégation. Dans ce bouquet de pivoines brûle «l'absente de tous bouquets» : le soleil dont ces pétales sont autant de rayons."

à suivre