samedi 3 décembre 2022

Nietzsche (Sainte-Beuve)

Nietzsche, Le Crépuscule des idoles § Sainte-Beuve : 

"Il n’a rien qui soit de l’homme ; il est plein de petite haine contre tous les esprits virils. Il erre çà et là, raffiné, curieux, ennuyé, aux écoutes, — un être féminin au fond, avec des vengeances de femme et des sensualités de femme. En tant que psychologue, un génie de médisance ; inépuisable dans les moyens de placer cette médisance ; personne ne s’entend aussi bien à mêler du poison à l’éloge. Ses instincts inférieurs sont plébéiens et parents au ressentiment de Rousseau ; donc il est romantique, – car sous tout le romantisme grimace et guette l’instinct de vengeance de Rousseau. Révolutionnaire, mais passablement contenu par la crainte. Sans indépendance devant tout ce qui possède de la force (l’opinion publique, l’académie, la cour, sans excepter Port-Royal). Irrité contre tout ce qui croit en soi-même. Suffisamment poète et demi-femme pour sentir encore la puissance de ce qui est grand ; sans cesse recoquillé comme ce ver célèbre, parce qu’il sent toujours qu’on lui marche dessus. Sans mesure dans sa critique, sans point d’appui et sans épine dorsale, avec souvent la langue du libertin cosmopolite, mais sans même avoir le courage d’avouer son libertinage. Sans philosophie en tant qu’historien, sans la puissance du regard philosophique, – c’est pourquoi il rejette sa tâche de juger, dans toutes les questions essentielles, en se faisant de « l’objectivité » un masque. Tout autre son attitude en face des choses où un goût raffiné et souple devient juge suprême : là il a vraiment le courage et le plaisir d’être lui-même, – là il est passé maître. – Par quelques côtés, c’est un précurseur de Baudelaire."



vendredi 2 décembre 2022

Rabelais (purification)

Rabelais, Tiers-livre :


"... aussi ne peult l'homme recepvoir divinité et art de vaticiner, sinon lors que la partie qui en lui plus est divine (c'est "nous" et "mens") soit coye, tranquille, paisible, non occupée ne distraicte par passions et affections foraines." 


"Car comme le mirouoir ne peult repræsenter les simulachres des choses objectées et à luy exposées, si sa polissure est par halaines ou temps nubilieux obfusquée, aussi l'esprit ne receoit les formes de divination par songes, si le corps est inquiété et troublé par les vapeurs et fumées des viandes præcedentes, à cause de la sympathie laquelle est entre eulx deux [corps et âme] indissoluble." 


[avant d'entrer dans l'église, les moines] 

"Fiantoient aux fiantouoirs, pissouoient aux pissouoirs, crachouoient aux crachouoirs, toussouoient aux toussoirs melodieusement, resvoient aux resvoirs, affin de rien immonde ne porter au service divin."


jeudi 1 décembre 2022

Rousseau (désir)

Rousseau, La Nouvelle Héloïse, VIII, 1761, Pléïade p. 693-694 : 

"Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas."



mercredi 30 novembre 2022

Musil (maisons)

    Musil, Portes et portails in Œuvres pré-posthumes, trad. Jaccottet :
   "[Un] illustre architecte [...] a su deviner que l’homme, naissant en clinique et mourant à l’hôpital, doit traiter même l’espace où il vit avec une antiseptique sobriété ! On prétend que c’est là le développement naturel de l’architecture selon l’esprit nouveau : il faut avouer que pour le moment, c’est un peu pénible. L’homme d’autrefois, châtelain ou citadin, vivait dans sa maison ; c’est là qu’il exposait, qu’il emmagasinait aussi sa situation. Au XIXe siècle on recevait encore chez soi ; aujourd’hui, on fait semblant. La maison servait à cela qu’on désirait paraître, pour quoi l’on trouve toujours de l’argent de reste. Aujourd’hui, d’autres choses jouent le même rôle : voyages, voitures, sports, séjours d’hiver, appartements d’hôtels de luxe. Le goût de montrer ce qu’on est se retourne de ces côtés-là, et lorsqu’un homme riche s’entête à construire quand même une maison, ce geste a quelque chose de fabriqué, de purement privé : ce n’est plus l’apaisement d’une nostalgie commune. Or, comment pourrait-il y avoir des portes, quand il n’y a plus de maisons ? La seule porte originale qu’ait produite notre époque, c’est la porte tournante de l’hôtel et du magasin."


mardi 29 novembre 2022

Musil (Œdipe)

Musil, Œdipe menacé, in Œuvres préposthumes, trad. Jaccottet : 

"Je crains qu’après une ou deux générations, il n’y ait plus d’Œdipe ! Comprenons en effet qu’il est issu de ce petit être qui est censé trouver son plaisir dans le giron de sa mère, et jalouser le père qui l’en expulse. Mais si la mère n’a plus de giron ? On a compris où je veux en venir : le giron ne désignant pas tant une partie précise du corps que toute la sourde maternité de la femme, les seins, la graisse chaleureuse, la mollesse rassurante, protectrice et même, à bon droit, la robe dont les larges plis forment un nid mystérieux. En ce sens, les expériences fondamentales de la psychologie sont issues évidemment de la mode des années 70 et 80, et non des costumes de ski. Imaginons un maillot de bain : où en est le giron ? Quand j’essaie, à la vue d’une nageuse de crawl, de me représenter le désir psychanalytique de me retrouver embryon dans son sein, je me demande vraiment, non sans être sensible à leur beauté originale, pourquoi la génération future ne souhaiterait pas aussi bien rentrer dans le giron du père."


lundi 28 novembre 2022

Musil (effacement)

Musil, Monuments, in Œuvres pré-posthumes, traduction Jaccottet : 

"Tout ce qui se prolonge perd le pouvoir de frapper. Tout ce qui forme l’entourage de notre vie, le décor de notre conscience en quelque sorte, perd la capacité d’impressionner cette conscience. Un bruit désagréable, s’il se prolonge quelques heures, nous finissons par ne plus l’entendre. Les tableaux que nous accrochons à nos murs se voient absorbés par ceux-ci en l’espace de quelques jours ; il est extrêmement rare qu’on les prenne dans les mains pour les scruter. Les livres à demi lus qu’on installe dans les magnifiques rayons d’une bibliothèque ne seront jamais achevés. Il suffit même aux personnes sensibles que le début d’un livre a émues, de l’acheter, pour qu’elles n’y touchent plus jamais ensuite. Dans un tel cas, le processus prend une forme presque agressive ; mais on peut en constater l’implacable déroulement jusque dans les sentiments plus élevés, où il a toujours cette forme, ainsi dans la vie de famille."


dimanche 27 novembre 2022

Rilke (description)

Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge (trad. Betz) :

"C’est alors seulement que je m’aperçus qu’on ne pouvait rien dire d’une femme ; je remarquai, quand ils parlaient d’elle, combien ils la laissaient en blanc, qu’ils nommaient et décrivaient les autres, les environs, les lieux, les objets, jusqu’à un certain endroit où tout s’arrêtait, s’arrêtait, doucement et pour ainsi dire prudemment, au contour léger qui l’enveloppait et qui n’était jamais retracé. «Comment était-elle ?» demandais-je alors. «Blonde, à peu près comme toi», disaient-ils, puis ils énuméraient toute sorte de détails qu’ils connaissaient encore ; mais aussitôt son image en redevenait plus imprécise, et je ne pouvais plus rien me représenter d’elle."