samedi 8 août 2020

Shafarevitch (monopsychisme)


Shafarevitch (I. R.) cité par Cornish, Wittgenstein contre Hitler, trad. P. Audi p. 153 [+ note 20 p. 403] : 
« Un coup d'oeil superficiel aux mathématiques pourrait donner l'impression qu'elles sont le résultat d'efforts individuels et séparés accomplis par plusieurs savants dispersés dans l'espace et le temps. Or, la logique interne de leur développement rappelle davantage le travail d'un intellect unique, développant systématiquement sa pensée et n'utilisant régulièrement la diversité des individualités humaines qu'à titre de moyens. C'est comme un orchestre interprétant une symphonie composée par quelqu'un : un thème passe d'un instrument à un autre, et quand un participant est contraint d'abandonner la partie, il est immédiatement remplacé par un autre, qui interprète son morceau avec une précision irréprochable.
Ceci n'est pas le moins du monde une métaphore. L'histoire des mathématiques a connu de nombreux cas où une découverte due à tel scientifique demeure inconnue jusqu'à ce qu'elle soit reproduite plus tard par tel autre avec une précision stupéfiante. Ainsi, dans la lettre écrite à la veille de son duel fatal, Galois fit-il plusieurs énoncés d'une importance extrême concernant les intégrales des fonctions algébriques. Plus de vingt ans plus tard, Riemann, qui ne savait évidemment rien de la lettre de Galois, découvrait à nouveau et prouvait exactement les mêmes énoncés. Un autre exemple : à la suite de la fondation par Lobachevsky et Bolyaï de la géométrie non euclidienne, fondation faite par l'un indépendamment de l'autre, l'on apprit que deux autres personnes, Gauss et Schweikart, qui travaillaient aussi indépendamment l'une de l'autre, étaient toutes les deux parvenues aux mêmes résultats une dizaine d'années plus tôt. L'on est submergé par un sentiment bizarre quand on voit les mêmes schémas comme dessinés par une main unique, dans les travaux de quatre savants tout à fait indépendants les une des autres. »

Rappel : 
https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/08/proust-monopsychisme.html

vendredi 7 août 2020

Laforgue (chanteur)


Laforgue, notes de 1880 § 6, in Œuvres complètes (L’Âge d’homme) p. 649 :
" Autre type de chanteur dans les cours.
Un vieux, un peu chauve, très bien, charmant, correct, galant - sait une foule de chansons du vieux temps - et jadis a dû avoir une petite réputation aux desserts. Il fait des gestes. Dans les passages pathétiques tend les bras, se penche, en avant, avance un pied, hésite, la voix tremblante, recule, les mains sur son cœur, les yeux levés et finit le couplet en écartant les bras, lentement, et levant la main droite comme pour donner la volée à un dernier soupir arraché du cœur - toujours découvert respectueusement. Une tête de femme paraît derrière une persienne, il fait un salut gracieux sa main grassouillette sur son cœur, un bon vieux de Béranger. On lui jette un sou - il s’incline, fait son geste et ramasse dignement - il n’est certes pas talonné par la faim, il n’a pas une famille qui demande du pain, il vient chanter pour se distraire et parce qu’il croit bien chanter et être encore aux succès de jeunesse - il a fini, il se retire, il remercie les dames en embrassant d’un beau geste les trois façades des maisons, et débite d’une voix chevrotante un compliment éteint qu’on devine aux gestes galants et aux sourires :
- Mesdames je vous chanterais bien autre chose encore, mais je suis un peu grippé, mon Dieu, oui ; je vais de ce pas acheter une boîte de réglisses. 
- Dans la cour des gamines de concierges s’amusent à des dînettes, se sont disputées, il s’informe, les réconcilie, leur tapote les joues, fait un dernier salut et disparaît de dos tout guilleret – "


mercredi 5 août 2020

Hugo (jardin)


Hugo, Les Misérables IV, III : 
« Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale, c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule. 
En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui aspire les effluves de l’amour cosmique et qui sent la sève d’avril monter et bouillonner dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums. À midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été. Là, dans ces gaies ténèbres de la verdure, une foule de voix innocentes parlaient doucement à l’âme, et ce que les gazouillements avaient oublié de dire, les bourdonnements le complétaient. Le soir une vapeur de rêverie se dégageait du jardin et l’enveloppait ; un linceul de brume, une tristesse céleste et calme, le couvraient ; l’odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil ; on entendait les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s’assoupissant sous les branchages ; on y sentait cette intimité sacrée de l’oiseau et de l’arbre ; le jour les ailes réjouissent les feuilles, la nuit les feuilles protègent les ailes. 
L’hiver, la broussaille était noire, mouillée, hérissée, grelottante, et laissait un peu voir la maison. On apercevait, au lieu de fleurs dans les rameaux et de rosée dans les fleurs, les longs rubans d’argent des limaces sur le froid et épais tapis des feuilles jaunes ; mais de toute façon, sous tout aspect, en toute saison, printemps, hiver, été, automne, ce petit enclos respirait la mélancolie, la contemplation, la solitude, la liberté, l’absence de l’homme, la présence de Dieu ; et la vieille grille rouillée avait l’air de dire : ce jardin est à moi. 
Le pavé de Paris avait beau être là tout autour, les hôtels classiques et splendides de la rue de Varenne à deux pas, le dôme des Invalides tout près, la Chambre des députés pas loin ; les carrosses de la rue de Bourgogne et de la rue Saint- Dominique avaient beau rouler fastueusement dans le voisinage, les omnibus jaunes, bruns, blancs, rouges, avaient beau se croiser dans le carrefour prochain, le désert était rue Plumet ; et la mort des anciens propriétaires, une révolution qui avait passé, l’écroulement des antiques fortunes, l’absence, l’oubli, quarante ans d’abandon et de viduité, avaient suffi pour ramener dans ce lieu privilégié les fougères, les bouillons-blancs, les ciguës, les achillées, les digitales, les hautes herbes, les grandes plantes gaufrées aux larges feuilles de drap vert pâle, les lézards, les scarabées, les insectes inquiets et rapides ; pour faire sortir des profondeurs de la terre et reparaître entre ces quatre murs je ne sais quelle grandeur sauvage et farouche ; et pour que la nature, qui déconcerte les arrangements mesquins de l’homme et qui se répand toujours tout entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi que dans l’aigle, en vînt à s’épanouir dans un méchant petit jardin parisien avec autant de rudesse et de majesté que dans une forêt vierge du Nouveau Monde. 
Rien n’est petit en effet ; quiconque est sujet aux pénétrations profondes de la nature, le sait. Bien qu’aucune satisfaction absolue ne soit donnée à la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de limiter l’effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l’unité. Tout travaille à tout. »

Wharton (buffet)


Wharton, False dawn, dans Old New-York, traduction Claire Malroux, G-F p. 16-17 :
« Ah ! ce buffet ! […] Au centre, l'épergne [sorte de surtout de table ; cf. infra] des Raycie, en argent ajouré, tenait dressé un bouquet de roses de juin entouré de paniers suspendus contenant des dragées et des bonbons rayés à la menthe. Autour de ce ‘motif’ décoratif étaient groupés des plats en porcelaine de Lowestoft chargés de piles de framboises, de fraises et des premières pêches du Delaware. Sur leurs flancs, une colonne de gâteaux secs, de beignets frits, de sablés à la fraise, de pain de maïs tout chaud et de mottes de beurre d’une intense couleur dorée, encore toutes perlées au sortir des mousselines de la laiterie, conduisait l'œil vers le jambon de Virginie placé devant Mr. Raycie et les plats jumeaux d’œufs brouillés sur toast et de loup de mer grillé auxquels présidait sa femme. Lewis ne parvint jamais par la suite à intégrer dans cette complexe structure les ‘plats secondaires’ d’émincé de dinde et de hachis de poulet à la crème, les rondelles de concombre et de tomates, les lourdes jattes d'argent remplies de crème couleur de beurre, l'île flottante, les mousses et les gelées de citron qui se trouvaient entremêlées aux éléments plus solides du motif ; mais ils y étaient tous, soit ensemble, soit l'un après l'autre, ainsi que les hautes piles de gaufres vacillant sur leurs bases et les sveltes jattes d'argent contenant du sirop d'érable qui circulaient perpétuellement autour de la table à mesure que la négresse Dinah les regarnissait. »

épergne : 

« Oh, that supper table ! […] In the centre stood the Raycie epergne of pierced silver, holding aloft a bunch of June roses surrounded by dangling baskets of sugared almonds and striped peppermints; and grouped about this decorative ‘motif’ were Lowestoft platters heavy with piles of raspberries, strawberries and the first Delaware peaches. An outer flanking of heaped-up cookies, crullers, strawberry short-cake, piping hot corn-bread and deep golden butter in moist blocks still bedewed from the muslin swathings of the dairy, led the eye to the Virginia ham in front of Mr. Raycie, and the twin dishes of scrambled eggs on toast and broiled blue-fish over which his wife presided. Lewis could never afterward fit into this intricate pattern the ‘side-dishes’ of devilled turkey-legs and creamed chicken hash, the sliced cucumbers and tomatoes, the heavy silver jugs of butter-coloured cream, the floating-island, ‘slips’ and lemon jellies that were somehow interwoven with the solider elements of the design; but they were all there, either together or successively, and so were the towering piles of waffles reeling on their foundations, and the slender silver jugs of maple syrup perpetually escorting them about the table as black Dinah replenished the supply. »

mardi 4 août 2020

Giono (succession - simultanéité)


GionoNoé Pléiade p. 641-642 : 
« Avec l'écriture on n'a pas un instrument bien docile. Le musicien peut faire entendre simultanément un très grand nombre de timbres. Il y a évidemment une limite qu'il ne peut pas dépasser, mais nous, avec l'écriture, nous serions même bien contents de l'atteindre, cette limite. Car nous sommes obligés de raconter à la queue leu leu ; les mots s'écrivent les uns à la suite des autres, et, les histoires, tout ce qu'on peut faire c'est de les faire enchaîner. Tandis que Brueghel, il tue un cochon dans le coin gauche, il plume une oie un peu plus haut, il passe une main coquine sous les seins de la femme en rouge et, là-haut à droite, il s'assoit sur un tonneau en brandissant une broche qui traverse une enfilade de six beaux merles bleus. Et on a beau ne faire attention qu'au cochon rose et à l'acier du couteau qui l'égorge, on a en même temps dans l'œil le blanc des plumes, le pourpre du corsage (ainsi que la rondeur des seins pourpres), le brun du tonneau et le bleu des merles. Pour raconter la même chose je n'ai, moi, que des mots qu'on lit les uns après les autres (et on en saute). »

lundi 3 août 2020

Corneille (imitation)


Corneille, Médée (épître dédicatoire) : 
« Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les mœurs ne soient plus mauvaises que bonnes ; mais la peinture et la poésie ont cela de commun, entre beaucoup d’autres choses, que l’une fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et l’autre de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la portraiture, il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble ; et dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple ; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n’est point par leur punition, qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel. »

dimanche 2 août 2020

Yourcenar (statues)


Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur p. 20 : 
« Je n'ai jamais rencontré une femme aussi belle que mes figures de pierre, une femme qui pût rester des heures immobile, sans parler, comme une chose nécessaire qui n'a pas besoin d'agir pour être, et vous fît oublier que le temps passe, puisqu'elle est toujours là. Une femme qui se laisse regarder sans sourire, ou sans rougir, parce qu'elle a compris que la beauté est quelque chose de grave. Les femmes de pierre sont plus chastes que les autres, et surtout plus fidèles, seulement, elles sont stériles. Il n'y a pas de fissure par où puisse s'introduire en elles le plaisir, la mort, ou le germe de l'enfant, et c'est pourquoi elles sont moins fragiles. Parfois, elles se brisent, et leur beauté tout entière reste contenue dans chaque fragment du marbre comme Dieu dans toutes les choses, mais rien d'étranger n'entre en elles pour faire éclater leur coeur. Les êtres imparfaits s'agitent, et s'accouplent pour se compléter, mais les choses purement belles sont solitaires comme la douleur de l'homme. »