samedi 17 août 2024

Giono (nature)

Giono, Le Chant du monde in Solitude de la pitié (fin) : 

"Je sais bien qu'on ne peut guère concevoir un roman sans homme, puisqu'il y en a dans le monde. Ce qu'il faudrait, c'est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s'apercevoir qu'une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d'envoûtement, paroles, sympathie. Un fleuve est un personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu hasard, ses maladies, sa faim d'aventures. Les rivières, les sources sont des personnages : elles aiment, elles trompent, elles mentent, elles trahissent, elles sont belles, elles s'habillent de joncs et de mousses. Les forêts respirent. Les champs, les landes, les collines, les plages, les océans, les vallées dans les montagnes, les cimes éperdues frappées d'éclairs et les orgueilleuses murailles de roches sur lesquelles le vent des hauteurs vient s'éventrer depuis les premiers âges du monde : tout ça n'est pas un simple spectacle pour nos yeux. C'est une société d'êtres vivants. Nous ne connaissons que l'anatomie de ces belles choses vivantes, aussi humaines que nous, et si les mystères nous limitent de toutes parts c'est que nous n'avons jamais tenu compte des psychologies telluriques, végétales, fluviales et marines."


vendredi 16 août 2024

Sand (vieillesse)

Sand, Histoire de ma vie, 1855 [Wikisource] : 

"Mme de Béranger ne montrait pas ses bras, mais elle avait encore pour sa taille une prétention extraordinaire. Elle portait des corsets si serrés qu’il fallait deux femmes de chambre pour la sangler en lui mettant leurs genoux dans la cambrure du dos. Si elle avait été belle comme on le disait, il n’y paraissait guère, surtout avec la coiffure qu’elle portait, et qui consistait en une petite perruque blonde frisée à l’enfant ou à la Titus sur toute la tête. Rien n’était si laid et si ridicule que de voir une vieille femme avec ce simulacre de tête nue et de cheveux courts, blondins et frisotés ; d’autant plus pour Mme de Béranger qu’elle était fort brune, et qu’elle avait de grands traits. Le soir, le sang lui montait à la tête et elle ne pouvait supporter la chaleur de sa perruque ; elle l’ôtait pour jouer aux cartes avec ma grand’mère, et elle restait en serre-tête noir, ce qui lui donnait l’air d’un vieux curé ; mais si l’on annonçait quelque visite, elle se hâtait de chercher sa perruque qui souvent était par terre, ou dans sa poche, ou sur son fauteuil, elle assise dessus. On juge quels plis étranges avaient pris toutes ces mèches de petits cheveux frisés, et comme, dans sa précipitation, il lui arrivait souvent de la mettre à l’envers, ou sens-devant-derrière, elle offrait une suite de caricatures à travers lesquelles il m’était bien difficile de retrouver la beauté d’autrefois."


jeudi 15 août 2024

Füssli (peinture)

Füssli (1741-1825), Conférence I : De l'art antique ; in Ralph N. Wornum ed., Lectures on Painting by the Royal Academicians. Barry, Opie, Fuseli (London: Bohn, 1848) 349 ; trad. originale I. Baudino :


"S'il existe une légende qui mérite notre attention c'est bien celle de ce conte d'amour de la servante corinthienne qui, grâce à la lumière d'une lampe cachée, traça les contours de la silhouette de son amant avant qu'il ne la quitte ; ce récit nous encourage en même temps à formuler des observations sur les premières tentatives mécaniques de peinture et sur cette méthode linéaire qui, bien qu'elle n'ait pratiquement pas été remarquée par Winckelmann, semble s'être maintenue en tant que fondement de l'exécution longtemps après que l'instrument pour lequel elle avait été conçue eut été abandonné."    


If ever legend deserved our belief, the amorous tale of the Corinthian maid, who traced the shade of her departing lover by the secret lamp, appeals to our sympathy to grant it, and leads us, at the same time, to some observations on the first mechanical essays of painting, and that linear method which, though passed nearly unnoticed by Winkelmann, seems to have continued as the basis of execution, even when the instrument for which it was chiefly adapted had long been laid aside.


mercredi 14 août 2024

Matthews (organisme)

Matthews (H.), Les verts Champs de moutarde de l'Afghanistan (trad. Perec) p. 15-16 :

Le corps humain, le plus riche des fruits de la nature, n’est pas un organisme unitaire fait d’éléments constitutifs, mais un assemblage d’entités dont la collaboration volontaire est indis­pensable au fonctionnement de l’ensemble. «Le corps est sem­blable à une confédération politique, et non à une fédération comme on l’imagine généralement.» Chaque entité est dotée d’une psyché spécifique dont la sensibilité et la conscience sont plus ou moins développées. Des dents qui font mal sont comme des enfants capricieux de six ans, une verge impuissante est une adolescente boudeuse qui a besoin d’être cajolée. L’entité la plus développée est le cœur, qui ne gouverne pas le corps, mais y siège en président, avec conviction et tendresse, comme un père riche d’expériences et encore plein de vigueur au milieu de ses enfants et de ses animaux familiers. Lorsque ces différentes enti­tés sont heureuses, elles jouent leur rôle convenablement, coopè­rent volontiers, et c’est la santé. Mais lorsqu’un membre de l’organisme rejette sa vocation, la maladie apparaît. La médecine intervient pour ramener le membre égaré à sa place dans la société du corps. Dans le meilleur des cas, le cœur sécrète sa propre médecine en persuadant par des paroles pleines de sym­pathie le révolté de son amour. Mais un médecin est souvent nécessaire pour faciliter le dialogue entre le cœur et le membre et parfois, lorsque le malade s’est abandonné à l’inconscience ou au désespoir, pour parler à la place du cœur."


mardi 13 août 2024

Winton (pêche)

Winton, Cloudstreet, I, trad. Gassie : 

"Joel feintait et tirait, marchait en crabe sur la plage, afin de balader le poisson, le fatiguer. Sam tenait la gaffe et la lumière tout près ; il s'esclaffait, tapait du pied avec comme l'envie de se soûler à mort et de danser toute la nuit. Il poussa un vivat et un hululement de joie quand le grand maigre aux flancs argentés surgit en se tortillant dans le rouleau qui cassait au bord du rivage. Non, ça n'avait rien d'une surprise. Pas avec Joel. Il posa la lampe, balança la gaffe dans les ouïes du poisson et le hala sur le rivage. Il se retourna vers Joel et là était la surprise. Joel était à genoux, étreignant son coeur à deux mains. Debout, Sam Pickles observa homme et poisson s'agiter sur le sable jusqu'à ce que ni l'un ni l'autre ne bouge. Il resta debout là longtemps après que tout fut redevenu calme, laissant la stupeur se dissiper. Joel, son seul parent vivant outre Dolly et les enfants. Son dernier parent, son parent verni, fortuné, généreux. Chez qui il vivait avec sa famille. Les pieds de Sam devinrent raides de froid. Les faits se logeaient un à un en lui comme des boules de billard. Il était en deuil. Il était sans travail. Sans main pour bosser. Sans domicile. Sans le sou. 

Une brise marine souffla. 

Sam tenta de décider qui, de l'homme ou du poisson, il halerait le premier sur la plage. Ça n'allait pas être commode. La lampe brûlait faiblement. Il tenta de soupeser ses options. Il s'assit pour cogiter."



Joel feinted and pulled, crabbing along the beach, to worry the fish, wear him down. Sam held the gaff and the light close by; he guffawed and stomped and felt like getting sickdrunk and dancing all night. He whooped and hooted as the great silverflanked mulloway came twisting in through the shore-break. Nah, it was no surprise at all. Not with Joel. He put down the light, swung the gaff into the fish’s gills and dragged it in. He turned to Joel and there was the surprise. Joel was on his knees clutching his heart. Sam Pickles stood and watched man and fish flap on the sand until neither moved. He stood there a long time after everything was still, letting it soak in. Joel, his only living relative beyond Dolly and the kids. His lucky, wealthy, generous, last relative. In whose pub his family was living. Sam’s feet turned stiff with cold. The facts racked themselves up like snooker balls. He was bereaved. He was unemployed. Minus a working hand. Homeless. Broke.

A sea breeze blew.

Sam tried to decide which he would drag back first, man or fish. It wasn’t going to be easy. The lamp burned low. He tried to weigh it up. He sat down to nut it out."


dimanche 11 août 2024

Franzen (insomnie)

Franzen, La vingt-septième Ville, trad. Ménard chap. 8 : 

"Je ne t'ai jamais vu aussi fatigué, dit Probst.

Parfois, je me sens bien. Chuck ferma les yeux. On pense qu'on va en sortir. Et puis, il suffit d'une mauvaise nuit.

Il hocha la tête.

Tu as vu un médecin?

Oui. Il m'a donné des cachets. Et des acides aminés. La semaine dernière, j'ai vu un hypnotiseur. Bea m'a envoyé chez un psy. Le résultat, c'est que j'ai dormi vingt minutes la nuit dernière. Mardi, j'ai dormi six heures. La nuit suivante, pas du tout.

Parler semblait éprouvant pour Chuck. Il devait faire un horrible effort.

Ils savent d'où ça vient ? demanda Probst.

J'ai essayé d'arrêter l'alcool, le café. Pendant un moment, je n'ai plus mangé de viande, ensuite j'ai suivi un régime uniquement à base de protéines. J'ai changé de lit, ce qui m'a aidé, mais une nuit seulement. Je me suis senti mieux à la réunion de l'Association des Banquiers Américains, à San Francisco, mais ça n'a duré que trois jours. Quand je suis revenu, crac. J'ai essayé la méditation, le yoga, le jogging, l'absence de jogging, les bains chauds, le lait tiède, les petits en-cas avant de se coucher, des quantités de Valium. Je vis dans un état d'inconscience totale, dans une sorte d'hébétude, mais ce qui touche à mon sommeil, Martin... 

Il leva les mains et enferma entre ses doigts ce qu'il s'efforçait de décrire.

Tout ce qui touche à mon sommeil reste parfaitement éveillé.

Pourquoi, à ton avis ?

C'est bien là le problème. Tout semble avoir son importance. Le côté du lit où je me couche. Travailler trop. Ne pas travailler assez. Ai-je besoin de me mettre en colère ? Ou vaut-il mieux garder mon calme ? Sortir le week-end ou la semaine ? Boire du rouge ou du blanc ? Tu comprends ? Parce qu'il faut bien qu'il y ait une raison à tout cela, et chaque élément de ma vie, chaque chose que je fais dans la journée... Il y a tellement de variables, Tellement de combinaisons. Je ne peux pas identifier chacune d'elles par élimination. Imaginons que mes insomnies soient dues au fait de manger du sucre ou de me coucher trop tôt, ou de regarder des matches le week-end ? Comment veux-tu isoler une chose pareille ? Alors, je reste couché pendant des heures à retourner toutes les possibilités dans ma tête."


I don’t remember you seeming that tired,” Probst said.

“Sometimes I’m OK.” Chuck closed his eyes. “You think you’re getting by. And then one bad night.” He shook his head.

“Have you seen a doctor?”

“Yes. I have pills. And amino acids. Last week I saw a hypnotist. Bea has me started with an analyst. And the result is, I slept about twenty minutes last night. On Tuesday I got six hours. The next night, zero.” It seemed to tax Chuck to speak at any length. It took an ugly effort.

“Do they know what the problem is?” Probst said.

“I tried cutting out booze, coffee. I didn’t eat meat for a while. I went all-protein for a while. I switched beds, which actually helped, but only for one night. I did all right at the ABA conference in San Francisco, but that was only three days, I came back, and wham. I tried meditation. Yoga, jogging, no jogging, hot baths. Warm milk, bedtime snacks, lots of Valium. I’m totally unconscious, I’m in a stupor, but the sleep part of me, Martin—” He raised his hands and, with his fingers, caged what he was describing. “The sleep part of me is wide awake.”

“What do you think it is?”

“That’s the thing. Everything seems like it might be important. The side of the bed I sleep on. Working too hard. Not working enough. Do I need to get angry? Or do I need to stay calm? Weekend versus week night, red wine versus white. You know? Because there’s got to be a reason for this, and any part of my life, anything I do every day—There are so many variables, so many combinations. I can’t pinpoint the important ones by any process of elimination. What if the reasons I can’t sleep are eating sugar, going to bed too early, and watching sports on the weekend? I could never isolate that. But I lie there for hours turning over the variables."