samedi 29 février 2020

McCullers (musique)


McCullers (Carson), Le Cœur est un chasseur solitaire, Pochothèque p. 128-129 : 
« Un instant, l'ouverture oscilla. Comme une marche ou un défilé. Comme Dieu se pavanant dans la nuit. Mick sentit son corps se refroidir brusquement, avec pour seule source de chaleur cette ouverture ramassée dans son cœur. Elle n'entendit même pas la suite, mais demeura en attente, frigorifiée, les poings serrés. Un moment après, la musique revint, plus dure et forte. Ça n'avait rien à voir avec Dieu. C'était elle, Mick Kelly, se promenant le jour et seule la nuit. Dans le chaud soleil et dans l'obscurité, avec ses projets et ses émotions. Cette musique c'était elle — c'était tout simplement la vraie Mick.
Elle n'arrivait pas à écouter assez bien pour tout entendre. La musique bouillait en elle. Que faire ? S'accrocher à quelques passages merveilleux, s'y absorber pour ne pas les oublier — ou laisser filer en écoutant ce qui venait sans réfléchir et sans essayer de se souvenir ? Bon sang ! Cette musique qui contenait le monde entier, elle ne pouvait pas s'en remplir assez les oreilles. Enfin, le motif de l'ouverture resurgit, avec tous les instruments regroupés pour chaque note comme un poing durci, serré, qui lui cognait le cœur. Et la première partie s'acheva.
La musique ne fut ni de longue ni de courte durée, mais entièrement étrangère au temps. Mick, les bras autour de ses jambes, mordait très fort son genou salé. Cinq minutes ou la moitié de la nuit avaient pu s'écouler. La deuxième partie était colorée en noir - une marche lente. Pas triste, mais comme si le monde entier était mort et noir et qu'il fût vain de songer à son état passé. Une sorte de cor jouait un air mélancolique aux sonorités argentines. Puis la musique monta, furieuse, porteuse d'une excitation sous-jacente. Et de nouveau la marche noire.
Mais ce fut peut-être la dernière partie de la symphonie qu'elle aima le mieux - joyeuse, et comme si les plus grands hommes du monde couraient et rebondissaient librement. Rien ne pouvait être plus douloureux que cette musique splendide. Cette symphonie contenait le monde entier et Mick n'arrivait pas à l'absorber toute.
C'était fini, et elle resta crispée, les bras autour des genoux. Un autre programme commença, et elle se boucha les oreilles. La musique ne laissait en elle que cette pénible blessure, et une absence. Impossible de se rappeler quoi que ce fût de la symphonie, pas même les dernières notes. Malgré ses efforts aucun son ne lui revenait en mémoire. Maintenant que c'était fini, il ne lui restait que les battements de son cœur affolé et cette immense blessure.

« For a minute the opening balanced from one side to the other. Like a walk or march. Like God strutting in the night. The outside of her was suddenly froze and only that first part of the music was hot inside her heart. She could not even hear what sounded after, but she sat there waiting and froze, with her fists tight. After a while the music came again, harder and loud. It didn’t have anything to do with God. This was her, Mick Kelly, walking in the daytime and by herself at night. In the hot sun and in the dark with all the plans and feelings. This music was her--the real plain her.
She could not listen good enough to hear it all. The music boiled inside her. Which ? To hang on to certain wonderful parts and think them over so that later she would not forget--or should she let go and listen to each part that came without thinking or trying to remember? Golly! The whole world was this music and she could not listen hard enough. Then at last the opening music came again, with all the different instruments bunched together for each  note like a hard, tight fist that socked at her heart And the first part was over.
This music did not take a long time or a short time. It did not have anything to do with time going by at all. She sat with her arms held tight around her legs, biting her salty knee very hard. It might have been five minutes she listened or half the night. The second part was black-colored--a slow march. Not sad, but like the whole world was dead and black and there was no use thinking back how it was before. One of those horn kind of instruments played a sad and silver tune. Then the music rose up angry and with excitement underneath. And finally the black march again. « arms held tight around her legs, biting her salty knee very hard. It might have been five minutes she listened or half the night. The second part was black-colored--a slow march. Not sad, but like the whole world was dead and black and there was no use thinking back how it was before. One of those horn kind of instruments played a sad and silver tune. Then the music rose up angry and with excitement underneath. And finally the black march again.
But maybe the last part of the symphony was the music she loved the best--glad and like the greatest people in the world running and springing up in a hard, free way. Wonderful music nice this was the worst hurt there could be. The whole world was this symphony, and there was not enough of her to listen.
It was over, and she sat very stiff with her arms around her knees. Another program came on the radio and she put her fingers in her ears. The music left only this bad hurt in her, and a blankness. She could not remember any of the symphony, not even the last few notes. She tried to remember, but no sound at all came to her. Now that it was over there was only her heart like a rabbit and this terrible hurt. »

vendredi 28 février 2020

Parker (dîner)


Parker (Dorothy), Quel Dommage ! (La Vie à deux, traduction B. Groult, 10-18) p. 21-22 : 

« À table, elle accueillit son mari avec un sourire aimable et attendit poliment qu'il fût assis pour commencer son potage.
- Tiens ! De la soupe à la tomate ! dit-il.
C'est pour toi que je l'ai faite, dit-elle. Tu l'aimes, n'est-ce pas ?
- Qui, moi ? dit-il. Mais bien sûr. 
Elle lui sourit.
- Il me semblait que tu l'aimais, dit-elle. 
- Mais toi aussi, tu l'aimes ? interrogea-t-il.
- Je te crois, j'adore la soupe à la tomate.
- C'est vrai, dit-il, il n'y a rien de meilleur qu'une bonne soupe à la tomate après une journée d'hiver comme celle-ci.
-Je suis tout à fait de ton avis, confirma-t-elle.
Ils avaient mangé de la soupe à la tomate environ deux fois par mois depuis qu'ils étaient mariés. Le potage terminé, Délia apporta la viande.
« Mmm ! Ça m'a l'air bien bon, dit M. Weldon en affûtant son couteau*. Il y a longtemps qu'on n'avait pas eu d'entrecôte.
- Mais si, Ernest, on en a mangé ces jours-ci, voyons ! lui dit sa femme d'un ton de reproche maternel. On en a mangé... attends voir... Quel jour les Bailey sont-ils venus dîner ? C'était mercredi soir... non, jeudi... Tu ne t'en souviens pas ?
- C’est bien possible. Il me semblait qu'il y avait plus longtemps. »
Mme Weldon lui sourit avec indulgence ; mais elle eut beau chercher, elle ne trouva pas un seul biais pour prolonger la discussion. »
* l’anglais dit : « en la découpant »… 

« She was waiting, cheerful and bright, courteously refraining from beginning her soup, when he took his place at the table. 
“Oh, tomato soup, eh?” he said. 
“Yes,” she answered. “You like it, don’t you?” 
“Who — me?” he said. “Oh, yes. Yes, indeed.” 
She smiled at him. 
“Yes, I thought you liked it,” she said. 
“You like it, too, don’t you?” he inquired. 
“Oh, yes,” she assured him. “Yes, I like it ever so much. I’m awfully fond of tomato soup.” 
“Yes,” he said, “there’s nothing much better than tomato soup on a cold night.” 
She nodded. 
“I think it’s nice, too,” she confided. 
They had had tomato soup for dinner probably three times a month during their married life. 
The soup was finished, and Delia brought in the meat. 
“Well, that looks pretty good,” said Mr. Weldon, carving* it. “We haven’t had steak for a long time.” 
“Why, yes, we have, too, Em,” his wife said eagerly. 
“We had it — let me see, what night were the Baileys here ? — we had it Wednesday night — no, Thursday night. Don’t you remember ?” 
“Did we ?” he said. “Yes, I guess you’re right. It seemed longer, somehow.” 
Mrs. Weldon smiled politely. She could not think of any way to prolong the discussion. »

mercredi 26 février 2020

Valéry et Céline (ports)


Valéry, Inspirations méditerranéennes, Pléiade t. 1 p. 1084-1085 :
« Je suis né dans un de ces lieux où j’aurais aimé de naître. Je me félicite d’être né en un point tel que mes premières impressions aient été celles que l’on reçoit face à la mer et au milieu de l’activité des hommes. Il n’est pas de spectacle pour moi qui vaille ce que l’on voit d’une terrasse ou d’un balcon bien placé au-dessus d’un port. Je passerais mes jours à regarder ce que Joseph Vernet, peintre de belles marines, appelait les différents travaux d’un port de mer. L’œil, dans ce poste privilégié, possède le large dont il s’enivre et la simplicité générale de la mer, tandis que la vie et l’industrie humaines, qui trafiquent, construisent, manœuvrent tout auprès, lui apparaissent d’autre part. 

Céline, D’un château l’autre Pléiade p. 65-66 : 
« […] Je suis fanatique des mouvements de ports, de tous trafics de l’eau... de tout ce qui vient vogue accoste... j’étais aux jetées avec mon père... huit jours de vacances au Tréport... qu’est-ce qu’on a pu voir !... entrées sorties des petits pêcheurs, le merlan au péril de la vie !... les veuves et leurs mômes implorant la mer !... vous aviez des jetées pathétiques !... de ces suspens ! alors minute !... que le Grand Guignol est qu’un guignol ! et les milliards d’Hollywood ! maintenant là, voilà c’est la Seine... oh ! je suis tout aussi fasciné... tout aussi féru des mouvements d’eau et des navires que dans ma petite enfance... si vous êtes maniaque des bateaux, de leurs façons, départs, retours, c’est pour la vie !... y a pas beaucoup de fascinations qui sont pour la vie... la moindre péniche qui s’annonce, j’ai ma longue vue, je la quitte plus de là-haut, de ma mansarde, je vois son nom, son numéro, son linge à sécher, son homme à la barre... je braque, la façon qu’elle prend l’arche d’Issy, le pont... vous êtes passionné, vous êtes pas... vous êtes doué pour les mouvements de ports, rafiots, trafics de quais et des barrages... la moindre yole qu’accoste, je dégringole, je vais voir... je fonçais !... je fonce plus... maintenant, la longue vue, c’est tout !...
La moindre percluse moisie péniche à ramper le long d’un canal j’allais avec jusqu’à l’autre bief !... oh, certes j’ai suivi les demoiselles !... bien des demoiselles !... mais j’ai passé autrement d’heures à me fasciner des mouvements d’eaux... de tout le cache-cache des arches... l’autre arche !... le gros bateau-citerne... un autre !... le petit yacht !... une mouette !... deux !... la magie des bulles au courant... clapotis !... vous êtes sensible ou vous êtes pas... la queue leu leu des chalands… »

Nabokov (mémoire, art)


Nabokov, Guide de Berlin traduction Couturier, Quarto p. 274 : 
« Le tram à chevaux a disparu et le trolley disparaîtra aussi, et quelque écrivain berlinois excentrique dans les années vingt du XXI° siècle, désirant dresser un tableau de notre époque, ira dans un musée d'histoire de la technologie pour trouver un tramway vieux d'un siècle, jaune, lourdaud, aux sièges incurvés à l'ancienne, et dénichera, dans un musée de vieux costumes, un uniforme noir de receveur orné de boutons brillants. Puis il rentrera chez lui pour décrire les rues du Berlin d'autrefois. Chaque chose, chaque détail seront précieux et chargés de sens : la sacoche du receveur, la réclame au-dessus de la fenêtre, ce mouvement cahotant bien particulier qu'imagineront peut-être nos arrière-arrière-petits-enfants, tout sera ennobli et légitimé par l'âge.
Je crois que c'est en cela que réside tout le sens de la création littéraire : dans l'art de décrire des objets ordinaires tels que les réfléchiront les miroirs bienveillants des temps futurs ; dans l'art de trouver dans les objets qui nous entourent cette tendresse embaumée que seule la postérité saura discerner et apprécier dans les temps lointains où tous les petits riens de notre vie simple de tous les jours auront pris par eux-mêmes un air exquis, un air de fête, le jour où un individu ayant revêtu le veston le plus ordinaire d'aujourd'hui sera déguisé pour un élégant bal masqué. »

mardi 25 février 2020

Tchékhov (romancier)


Tchékhov, La Mouette trad. Cannac-Perros, p. 139-140 : 
« Un récit à peine terminé, il faut, on ne sait pourquoi, que j’en commence un autre, puis un troisième, puis un quatrième. J’écris sans arrêt, comme si je courais la poste, et pas moyen de faire autrement. Oh ! Quelle vie absurde ! Me voilà seul avec vous, je suis ému, et pourtant, à chaque instant, je me dis qu’une nouvelle, restée inachevée, m’attend. Je vois un nuage dont la forme rappelle celle d’un piano ; je pense aussitôt qu’il faudra mentionner quelque part un nuage qui ressemble à un piano. On sent une odeur d’héliotrope ; je m’empresse de noter : odeur sucrée, couleur de deuil, à évoquer dans la description d’un soir d’été. À chaque phrase, à chaque mot, je vous épie, comme je m’épie moi-même, et je me dépêche de serrer ces phrases et ces mots dans mon garde-manger littéraire. Qui sait ? Cela pourrait servir. Le travail fini, je cours au théâtre, je vais à la pêche, belle occasion de me détendre, d’oublier. Pensez-vous ! Déjà, dans ma tête, remue un nouveau sujet, lourd boulet de fonte, et je me sens poussé vers ma table, et j’ai hâte d’écrire et d’écrire encore. Et c’est toujours, toujours ainsi, et je me prive moi-même de repos, et je sens que je dévore ma propre vie, que pour ce miel que je donne Dieu sait à qui, dans le vide, j’enlève le pollen de mes plus belles fleurs, j’arrache jusqu’aux fleurs et j’en piétine les racines. »

lundi 24 février 2020

Fitzgerald (identification)


Fitzgerald, La Fêlure trad. Mayoux-Aury, Folio bilingue p. 199-201 : 
"Je voulais seulement la tranquillité absolue pour décider pourquoi je m’étais mis à devenir triste devant la tristesse, mélancolique devant la mélancolie et tragique devant la tragédie ; pourquoi je m’étais mis à m’identifier aux objets de mon horreur ou de ma compassion.
Prend-on cela pour une qualité ? On aurait tort : une telle identification condamne à mort toute réalisation. 
C'est quelque chose de ce genre qui empêche les fous de travailler. Lénine ne s'imposa pas d'endurer les souffrances de son prolétariat, ni George Washington celles de ses troupes, ni Dickens celles de ses pauvres londoniens. Et lorsque Tolstoï tenta de se confondre ainsi avec les objets de son attention, ce fut une tricherie et un échec."

« I only wanted absolute quiet to think out why I had developed a sad attitude towards sadness, a melancholy attitude toward melancholy, and a tragic attitude toward tragedy -- why I had become identified with the objects of my horror or compassion. / Does this seem a fine distraction? It isn’t: identification such as this spells the death of accomplishment. It is something like this that keeps sane people from working. Lenin did not willingly endure the sufferings of his proletariat, nor Washington of his troops, nor Dickens of his London poor. And when Tolstoy tried some such merging of himself with the objects of his attention, it was a fake and a failure. » 

dimanche 23 février 2020

Renard (Jules) : Histoires naturelles


Renard (Jules), Histoires naturelles [prélude] Chasseur d'images :


Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son cœur pur, son corps léger comme un vêtement d’été. Il n’emporte point de provisions. Il boira l’air frais en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes.
La première qu’il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l’image de la rivière. Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle miroite quand un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d’argent, et, dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.
Il lève l’image des blés mobiles, des luzernes appétissantes et des prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol d’une alouette ou d’un chardonneret.
Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu’il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des feuilles.
Bientôt, vibrant jusqu’au malaise, il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans mouleurs regagnant le village.
Dehors, il fixe un moment, au point que son œil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l’horizon ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se plaît à compter ses images.
Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d’elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente s’accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout le jour chantent le soir, à l’abri du danger, et se rappellent aux creux des sillons.