Tchékhov, La Mouette trad. Cannac-Perros, p. 139-140 :
« Un récit à peine terminé, il faut, on ne sait pourquoi, que j’en commence un autre, puis un troisième, puis un quatrième. J’écris sans arrêt, comme si je courais la poste, et pas moyen de faire autrement. Oh ! Quelle vie absurde ! Me voilà seul avec vous, je suis ému, et pourtant, à chaque instant, je me dis qu’une nouvelle, restée inachevée, m’attend. Je vois un nuage dont la forme rappelle celle d’un piano ; je pense aussitôt qu’il faudra mentionner quelque part un nuage qui ressemble à un piano. On sent une odeur d’héliotrope ; je m’empresse de noter : odeur sucrée, couleur de deuil, à évoquer dans la description d’un soir d’été. À chaque phrase, à chaque mot, je vous épie, comme je m’épie moi-même, et je me dépêche de serrer ces phrases et ces mots dans mon garde-manger littéraire. Qui sait ? Cela pourrait servir. Le travail fini, je cours au théâtre, je vais à la pêche, belle occasion de me détendre, d’oublier. Pensez-vous ! Déjà, dans ma tête, remue un nouveau sujet, lourd boulet de fonte, et je me sens poussé vers ma table, et j’ai hâte d’écrire et d’écrire encore. Et c’est toujours, toujours ainsi, et je me prive moi-même de repos, et je sens que je dévore ma propre vie, que pour ce miel que je donne Dieu sait à qui, dans le vide, j’enlève le pollen de mes plus belles fleurs, j’arrache jusqu’aux fleurs et j’en piétine les racines. »