samedi 15 janvier 2022

Debord (langage)

    Debord, Panégyrique, Champ libre, 1989 :
  "Quand “être absolument moderne” est devenu une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout, c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste. [...] Ceux qui veulent écrire vite à propos de rien ce que personne ne lira une seule fois jusqu’à la fin, dans les journaux ou dans les livres, vantent avec beaucoup de conviction le style du langage parlé, parce qu’ils le trouvent beaucoup plus moderne, direct, facile. Eux-mêmes ne savent pas parler. Leurs lecteurs non plus, le langage effectivement parlé dans les conditions de vie modernes s’étant trouvé socialement résumé à sa représentation élue au second degré par le suffrage médiatique, comptant environ six ou huit tournures à tout instant redites et moins de deux centaines de vocables, dont une majorité de néologismes, le tout étant soumis à un renouvellement par tiers chaque semestre."


vendredi 14 janvier 2022

Plotin (statue)

    Plotin, Énnéades, I, 6, 9 :
   "Reviens en toi et observe ; si tu ne vois pas encore en toi la beauté, fais comme l’artiste qui doit rendre belle sa statue : tantôt il retire, tantôt il gratte ; tantôt il polit, tantôt il épure, jusqu’à donner bel aspect à la statue ; comme lui, enlève ce qui est de trop, rectifie ce qui n’est pas droit, purifie ce qui est obscur et fais-le briller, et ne cesse pas d’édifier ta propre statue jusqu’à ce que resplendisse pour toi l’éclat divin de la vertu, jusqu’à ce que tu contemples la tempérance siégeant sur le trône de la pureté."


jeudi 13 janvier 2022

Michaux (Japon)

Michaux, Un Barbare en Asie (chapitre 'Un barbare au Japon') :

"Le Japon a la manie de nettoyer.

Or, un lavage, comme une guerre, a quelque chose de puéril, parce qu'il faut recommencer après quelque temps.

Mais le Japonais aime l'eau, et le « Samouraï », l'honneur, et la vengeance. Le « Samouraï » lave dans le sang. Le Japonais lave même le ciel. Dans quel tableau japonais avez-vous vu un ciel sale ? Et pourtant !

Il ratisse aussi les vagues.

Un éther pur et glacé règne entre les objets qu'il dessine ; son extraordinaire pureté est arrivée à faire croire merveilleusement clair leur pays où il pleut énormément.

Plus claires seraient encore si c'est possible leur musique, leurs voix de jeunes filles, pointues et déchirantes, sorte d'aiguilles à tricoter dans l'espace musical.

Comme c'est loin de nos orchestres à vagues de fond, où dernièrement est apparu ce noceur sentimental appelé saxophone.

Ce qui me glaçait tellement au théâtre japonais, c'était encore ce vide, qu'on aime pour finir et qui fait mal d'abord, qui est autoritaire, et les personnages immobiles, situés aux deux extrémités de la scène, gueulant et se déchargeant alternativement, avec une tension proprement effroyable, sorte de bouteilles de Leyde vivantes."


mercredi 12 janvier 2022

Lurie (enfance)

    Lurie, Liaisons étrangères, traduction Mayoux chapitre 5 :
   "Vinnie [chercheuse sur les chansons enfantines] voudrait être un enfant, et non en avoir ; elle n’est pas attirée par la fonction parentale, mais par une prolongation ou une récupération de ce qui est, à ses yeux, la meilleure période de la vie.
    L’indifférence aux enfants réels est assez répandue chez les spécialistes du domaine où travaille Vinnie, et se rencontre aussi parfois chez les auteurs de littérature pour la jeunesse. Comme elle l’a souvent signalé dans ses conférences, beaucoup des grands écrivains classiques ont eu une enfance idyllique qui s’est terminée beaucoup trop tôt, et souvent au point de provoquer un traumatisme. Carroll, Macdonald, Kipling, Burnett, Nesbit, Grahame, Tolkien… ; la liste ne s’arrête pas là. Le résultat de ce genre de passé semble être un désir passionné, non pas d’enfant, mais de retrouver sa propre enfance perdue."

Vinnie wants to be a child, not to have one; she isn’t interested in the parental role, but in an extension or recovery of what for her is the best part of life.
Indifference to actual children is fairly common among experts in Vinnie’s field, and not unknown among authors of juvenile literature. As she has often noted in her lectures, many of the great classic writers had an idyllic boyhood or girlhood that ended far too soon, often traumatically. Carroll, Macdonald, Kipling, Burnett, Nesbit, Grahame, Tolkien—and the list could be extended. The result of such an early history often seems to be a passionate longing, not for children, but for one’s own lost childhood.

mardi 11 janvier 2022

Poussin + Balzac (cadres)

    Poussin, à Paul Fréart de Chantelou :
   "... je vous aviserai seulement que je vous envoie votre tableau de la manne [...]. je vous supplie, si vous le trouvez bon, de l’orner d’un peu de corniche, car il en a besoin, afin qu’en le considérant en toutes ses parties les rayons de l’œil soient retenus et non point épars au dehors en recevant les espèces des autres objets voisins qui venant pêle-mêle avec les choses dépeintes confondent le jour. Il serait fort à propos que la dite corniche fût dorée d’or mat tout simplement, car il s’unit très-doucement avec les couleurs sans les offenser".

    Balzac, Le Cousin Pons :
   "Autour de chaque tableau s'épanouissait un cadre d'une immense valeur, et l'on en voyait de toutes les façons : le cadre vénitien avec ses gros ornements semblables à ceux de la vaisselle actuelle des Anglais, le cadre romain si remarquable par ce que les artistes appellent le fla−fla ! le cadre espagnol à rinceaux hardis, les cadres flamands et allemands avec leurs naïfs personnages, le cadre d'écaille incrusté d'étain, de cuivre, de nacre, d'ivoire ; le cadre en ébène, le cadre en buis, le cadre en cuivre, le cadre Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, enfin une collection unique des plus beaux modèles. Pons, plus heureux que les conservateurs des Trésors de Dresde et de Vienne, possédait un cadre du fameux Brustolone, le Michel−Ange du bois."

lundi 10 janvier 2022

Heinlein (terreur)

    Heinlein, Starship Troopers, [1959] traduction P. Imbert [1974] chapitre 8 :
    "La Terreur ne concernait pas que l’Amérique du Nord – la Russie et les îles Britanniques y avaient eu droit, comme beaucoup d’autres pays. Mais elle avait atteint son pic en Amérique du Nord, peu de temps avant le grand effondrement.
    Les citoyens respectueux des lois n’osaient que rarement se rendre dans un parc, la nuit, nous avait assuré Dubois. On risquait de s’y faire attaquer par de véritables meutes d’enfants, armés de chaînes, de couteaux, d’armes de fortune, de pics… On y était blessé, dévalisé à coup sûr, mutilé – parfois tué. Cette situation a perduré des années, jusqu’à la guerre entre l’Alliance russo-anglo-américaine et l’Hégémonie chinoise. Le meurtre, la drogue, les larcins, les agressions et le vandalisme faisaient partie de la vie quotidienne. Et les parcs n’étaient pas les seuls endroits concernés – tout ceci se produisait en plein jour, dans la rue, dans les cours d’école, à l’intérieur des écoles, même. Mais les parcs étaient particulièrement risqués, et les honnêtes gens ne s’en approchaient jamais après la tombée de la nuit."

The Terror had not been just in North America—Russia and the British Isles had it, too, as well as other places. But it reached its peak in North America shortly before things went to pieces.
“Law-abiding people,” Dubois had told us, “hardly dared go into a public park at night. To do so was to risk attack by wolf packs of children, armed with chains, knives, homemade guns, bludgeons... to be hurt at least, robbed most certainly, injured for life probably—or even killed. This went on for years, right up to the war between the Russo-Anglo-American Alliance and the Chinese Hegemony. Murder, drug addiction, larceny, assault, and vandalism were commonplace. Nor were parks the only places -- these things happened also on the streets in daylight, on school grounds, even inside school buildings. But parks were so notoriously unsafe that honest people stayed clear of them after dark.

dimanche 9 janvier 2022

Camus (parole)

 
    Camus, La Peste chap. II :
   "Dans ces extrémités de la solitude, enfin, personne ne pouvait espérer l’aide du voisin et chacun restait seul avec sa préoccupation. Si l’un d’entre nous, par hasard, essayait de se confier ou de dire quelque chose de son sentiment, la réponse qu’il recevait, quelle qu’elle fût, le blessait la plupart du temps. Il s’apercevait alors que son interlocuteur et lui ne parlaient pas de la même chose. Lui, en effet, s’exprimait du fond de longues journées de rumination et de souffrances et l’image qu’il voulait communiquer avait cuit longtemps au feu de l’attente et de la passion. L’autre, au contraire, imaginait une émotion conventionnelle, la douleur qu’on vend sur les marchés, une mélancolie de série. Bienveillante ou hostile, la réponse tombait toujours à faux, il fallait y renoncer. Ou du moins, pour ceux à qui le silence était insupportable, et puisque les autres ne pouvaient trouver le vrai langage du cœur, ils se résignaient à adopter la langue des marchés et à parler, eux aussi, sur le mode conventionnel, celui de la simple relation et du fait divers, de la chronique quotidienne en quelque sorte. Là encore, les douleurs les plus vraies prirent l’habitude de se traduire dans les formules banales de la conversation. C’est à ce prix seulement que les prisonniers de la peste pouvaient obtenir la compassion de leur concierge ou l’intérêt de leurs auditeurs."