samedi 4 juillet 2020

Rousseau + Delacroix + Queneau (expérience)


Rousseau, Émile, livre V :
« J’ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement [qu’à pied], et s'arracher à l'examen des richesses qu'il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu l’agriculture, ne veut pas connaître les productions particulières au climat des lieux qu’il traverse, et la manière de les cultiver ? Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour l’histoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain sans l’examiner, un rocher sans l’écorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles ? Vos philosophes de ruelles étudient l'histoire naturelle dans les cabinets ; ils ont des colifichets, ils savent les noms, et n'ont aucune idée de la nature. Mais mon cabinet est plus riche que ceux des rois ; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place ; le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre : Daubenton ne ferait pas mieux. 
Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager ! »

Delacroix, Journal, 5 mai 1852 :
« Les savants ne devraient vivre qu’à la campagne, près de la nature ; ils aiment mieux causer autour des tapis verts des académies, de l’Institut, de ce que tout le monde sait aussi bien qu’eux ; dans les forêts, sur les montagnes, vous observez des lois naturelles, vous ne faites pas un pas sans trouver un sujet d’admiration.
L’animal, le végétal, l’insecte, la terre et les eaux sont des aliments pour l’esprit qui étudie et qui veut enregistrer les lois diverses de tous ces êtres. Mais ces messieurs ne trouvent pas là la simple observation digne de leur génie ; ils veulent pénétrer plus avant, et font des systèmes du fond de leur bureau qu’ils prennent pour un observatoire. 
[…] Promenade charmante dans la forêt, pendant qu’on arrange chez moi. Mille pensées diverses suggérées au milieu de ce sourire universel de la nature. Je dérange à chaque pas, dans ma promenade, des rendez-vous, effets du printemps ; le bruit que je fais en marchant dérange les pauvres oiseaux, qui s’envolent toujours par couple de deux.
Ah ! les oiseaux, les chiens, les lapins ! Que ces humbles professeurs de bon sens, tous silencieux, tous soumis aux décrets éternels, sont au-dessus de notre vaine et froide connaissance !
A tout moment, le bruit de mes pas fait fuir ces pauvres oiseaux, qui s’envolent toujours deux par deux. C’est le réveil de toute cette nature ; elle a ouvert la porte aux amours. Il vient de nouvelles feuilles verdoyantes, il va naître des êtres nouveaux, pour peupler cet univers rajeuni. Le sens savant s’éveille chez moi plus actif que dans la ville. Ces imbéciles (les savants) vivent-dans leur cabinet, ils le prennent pour le sanctuaire de la nature. Ils se font envoyer des squelettes et des herbes desséchées, au lieu de les voir baignées de rosée. »

Queneau, Les derniers Jours chap. XXXI : 
« Pendant des années et des années, on m’a confié des enfants pour que je leur enseigne la géographie, oui, la géographie. Eh bien, je n’en savais pas un traître mot. Je l’ignorais complètement. N’est-ce pas une escroquerie ? un vol ? toute ma vie a été une duperie, oui monsieur, une duperie. N’est-ce pas terrible ? 
— Je n’aurais jamais cru ça possible. 
— Quoi donc ? d’enseigner la géographie sans en savoir un traître mot ? Mais vous me faites rire, monsieur. C’est enfantin ! Naturellement, j’exagère. Les mots, je les connaissais, seulement voilà : je n’avais jamais voyagé. Alors, comment voulez-vous enseigner la géographie sans avoir jamais voyagé ? On apprend les mots, mais les choses réelles on ne les connaît pas. On sait des noms, mais on ignore complètement de quoi il s’agit. Vous comprenez, monsieur ? 
— Très bien, très bien. »


vendredi 3 juillet 2020

Dumont (habitude)


Dumont (Léon), De l’Habitude, 1876 : 
« Nous n’éprouvons guère de plaisir dans la simple conservation de nos organes qui ne sont que des combinaisons d’habitudes ; et cependant quand ces organes sont blessés, lésés d’une manière quelconque, nous pouvons endurer de terribles souffrances. Cela tient à ce que la simple conservation d’une manière d’être acquise ne suppose pas d’accroissement nouveau de la force, ce qui est le plaisir même, tandis que la destruction de ce même état implique une diminution de la force ; or la conscience de cette diminution n’est pas autre chose que la douleur. Deux personnes ayant l’habitude de vivre ensemble peuvent ne plus goûter de plaisir dans leurs relations ordinaires, et néanmoins la séparation leur sera très-pénible. Nous pouvons même nous habituer aux défauts d’abord désagréables des gens avec lesquels nous vivons, à tel point que nous serions exposés à être péniblement affectés, si ces défauts venaient subitement à disparaître. On n’éprouve aucune émotion à habiter son pays natal, mais souvent la nostalgie nous prend, quand nous l’avons quitté. Le goût, l’odorat deviennent insensibles à l’action répétée de substances stimulantes, telles que les liqueurs fortes, le tabac ; mais en même temps ces substances donnent naissance à des besoins impérieux, et nous souffrons dès que nous en sommes privés.
L’habitude, étant la permanence d’une manière d’être, exclut la sensibilité, c’est-à-dire le plaisir et la douleur, qui accompagnent au contraire le changement des manières d’être, l’acquisition ou la destruction des habitudes. Nous avons montré ailleurs que le plaisir était, dans une force, la conscience de son augmentation, que la peine était au contraire la conscience de l’amoindrissement. »

jeudi 2 juillet 2020

Flaubert (description)


Flaubert, Madame Bovary (brouillon) : 

Dans une version provisoire de Madame Bovary, Flaubert avait placé une description qui coupait passablement l’élan narratif… Et encore, après cette description il enchaînait sur les caractères des trois enfants, avant de revenir, comme si de rien n’était, à l’accueil des visiteurs… 

"…Les petits Homais aussi venaient la voir ; Justin les accompagnait. Il montait avec eux dans la chambre, et il restait debout près de la porte, immobile, sans parler.
Passage coupé : (ils apportaient) ...
 l'incroyable cadeau du médecin, qu'avaient acheté de compagnie le percepteur et le marchand d'étoffes.
Sur sa prière, en effet, ces deux messieurs s'étaient ensemble transportés à Rouen et répétant dans toutes les boutiques leur invariable phrase : - « Nous voudrions pour une personne qui a de la reconnaissance envers quelqu'un, quelque chose de joli, » Ils avaient fini par découvrir une curiosité qui coûta cinquante écus et qui ne valait pas trois liards.
C'était une manière de disque en bois, garni de grelots tout autour et sur lequel quantité de petits bonshommes parmi des maisonnettes peintes en rouge, s'occupaient à des professions différentes.
L'ensemble représentait une ville. La cathédrale au milieu, était ornée sous son portique de personnages en verre filé qui se pressaient pour un baptême. Plus loin, un âne à poil de lapin portait dans des cacolets, des noyaux de prunes en guise de cantalous et sous les tentes de la poissonnerie, des saumons de plâtre avec leurs rougeurs à la gueule ressemblaient à des cigares en chocolat. On voyait un vendeur de moutarde brouettant son tonneau et un charcutier qui ouvrait un cochon - puis des arbres frisés comme des perruques et dans une confusion de couleurs, bleues, blanches, grises, dans un pèle-mêle de lignes disgracieuses et de positions impossibles, des veaux, des chevaux, des charrettes, des laitières ; car il y en avait pour tous les goûts pour tous les sexes. Ainsi quatre soldats à panache entouraient un obusier, tandis que des blanchisseuses lavaient du linge absent dans un bassin sans eau, - où s'accumulait d'ailleurs toute la poussière de ce hideux édifice; - et s'il n'était pas des plus neufs, c'est qu'on ne fabriquait point souvent de pareilles choses. Celle-là même affirmait le marchand, avait été autrefois, destinée au Roi-de-Rome
L'apothicaire en fut si enthousiasmé qu'il la plaça dans son salon ; et il la montrait aux personnes qui venaient à la pharmacie, en s'écriant invariablement : « Moi je trouve que c'est un morceau digne d'être dédié à un musée ! »
Ce merveilleux joujou ne tarda pas cependant, à produire du trouble dans la famille Homais. D'abord les enfan[t]s le manièrent tellement, que toute la peinture s'en alla. Puis s'ennuyant de le contempler en commun, chacun voulut accaparer pour lui seul, ce qu'il jugeait être à sa convenance. Mais la colle forte, qui se moulait comme des bottines sur les jambes des bonshommes et qui montait comme une lave contre le mur des maisons, ne permit pas d'arracher une seule pièce sans endommager toutes les autres. Napoléon en s'emparant des militaires cassa complètement la cathédrale ce qui fit pleurer Athalie et Franklin détruisit exprès les basses cours pour se venger d'Irma qui en versant de l'eau dans la fontaine, avait abîmé la peau de l'âne."

mercredi 1 juillet 2020

Rilke (choses)


Rilke, lettre à Witold von Hulewicz, Corresp., Seuil p. 590-591 : 
« Pour nos grand-parents, une maison, une fontaine, une tour familière, jusqu’à leur propre vêtement, leur manteau étaient infiniment plus encore, infiniment plus familiers ; chaque chose était un réceptacle dans lequel ils trouvaient de l’humain et ajoutaient leur épargne d’humain. Voici que se pressent vers nous, venues d’Amérique, des choses vides, indifférentes, des apparences de choses, des attrapes de vie... Une maison, dans l’acception américaine, une pomme américaine ou une vigne de là-bas n’ont rien de commun avec la maison, le fruit, la grappe dans lesquels avaient pénétré l’espoir et la méditation de nos aïeux... Les choses douées de vie, les choses vécues, les choses admises dans notre confidence sont sur leur déclin et ne peuvent plus être remplacées. Nous sommes peut-être les derniers qui auront connu de telles choses. Sur nous repose la responsabilité de conserver, non seulement leur souvenir (ce serait peu et on ne pourrait s’y fier), mais leur valeur humaine et larique*. »

(* de ‘lares’, divinités de la maison)

mardi 30 juin 2020

Béguin (rêve)


Béguin (Albert), L’âme romantique et le rêve, fin (p. 546-547) : 
« Au cœur du rêve, je suis seul. Dépouillé de toutes mes garanties, dévêtu des artifices de langage, des protections sociales, des idéologies rassurantes, je me retrouve dans l'isolement parfait de la créature devant le monde. Plus rien ne subsiste du moi construit ; c'est à peine si, en cet instant où je ne suis plus que moi-même, j'ai encore la conscience d'être quelqu'un. Je suis un être humain, n'importe lequel, semblable à mes semblables. Mais il n'y a plus de semblables dans cette solitude. Il ne reste de moi que la créature et sa destinée, son inexplicable et impérieuse destinée. Avec stupeur, je découvre que je suis cette vie infinie : un être dont les origines remontent au-delà de tout ce que je puis connaître, dont le sort dépasse les horizons où atteint mon regard. Je ne sais plus autour de quelles pauvres raisons j'ai organisé la petite existence de cet individu que j'étais. Je sais seulement que m'apparaissent maintenant les raisons de ma vie véritable : elles demeurent innomées, mais présentes ; elles sont ce que j'éprouve, l'immensité de mon étendue réelle.
Et voici que, dans ce dénuement, les choses et les êtres reprennent, eux aussi, les choses menues, les êtres décevants, une vie toute neuve. Je les invente ; ils surviennent. Les choses, pour cette créature anonyme que je suis devenu, sont soudain d'une étrange réalité. Je me souviens que naguère c'est tout juste si je les apercevais, et maintenant je les entends me parler, je saisis leur langage et leur chant. Les êtres aussi ont cessé de mener cette absurde existence hors de moi, qui me faisait fuir ou rechercher leur société. Ils sont en moi ; ils sont moi. Nous partageons ce même sort infini, cette stupeur, cette joie qui éclate au fond de l'angoisse.
Au fond de la solitude, lorsque j'ai eu le courage d'accepter la nudité, ce n'est pas le désespoir et la tristesse que je trouve. Pour avoir désespéré de tout ce qu'offrait le monde, je ne suis pas arrivé à la désolation. En me détournant de ces faciles et attristantes communions qui s'établissent entre les individus dans la vie de tous les jours, je n'ai pas perdu ma joie. Créature, je suis avec les autres créatures dans cette plus profonde des communautés, qui n'existe qu'au centre de l'âme, — mais qui, désormais durable, me permettra de connaître enfin, une fois revenu à mon existence banale, de réelles présences humaines. Je vis, pour un instant, d'une vie qui est, entre nous tous, le seul bien commun ; mais, l'ayant connue, je ne pourrais plus la perdre.
Que je sorte du rêve, que je retourne à l'existence qui est la nôtre, tout y est différent, comme après une longue absence. Les lieux et les visages ont repris cette apparence qu'ils eurent pour mon regard d'enfant. Du songe, je reviens avec ce pouvoir d'aimer la vie, d'aimer les gens et les choses et les actes, que j'avais oublié et désappris en quittant le paradis enfantin.
La solitude de la poésie et du rêve nous enlève à notre désolante solitude. Du fond des fonds de la tristesse qui nous avait détournés de la vie s'élève le chant de la plus pure allégresse. »

lundi 29 juin 2020

Céline (crise cardiaque)


Céline, Mort à crédit, Pléiade p. 525 : 
« ''Les morts les plus exquises, retenez bien ceci Ferdinand, ce sont celles qui nous saisissent dans les tissus les plus sensibles…'' Il parlait précieux, fignolé, subtil, Metitpois, comme les hommes des années Charcot. Ça lui a pas beaucoup servi de prospecter la Rolandique, ‘la troisième’ et le noyau gris... Il est mort du cœur finalement dans des conditions pas pépères... d’un grand coup d’angine de poitrine, d’une crise qu’a duré vingt minutes. Il a bien tenu cent vingt secondes avec tous ses souvenirs classiques, ses résolutions, l’exemple à César... mais pendant dix-huit minutes il a gueulé comme un putois... Qu’on lui arrachait le diaphragme, toutes les tripes vivantes... Qu’on lui passait dix mille lames ouvertes dans l’aorte... Il essayait de nous les vomir... C’était pas du charre. Il rampait pour ça dans le salon... Il se défonçait la poitrine... Il rugissait dans son tapis... Malgré la morphine. Ça résonnait dans les étages jusque devant sa maison... Il a fini sous le piano. Les artérioles du myocarde quand elles éclatent une par une, c’est une harpe pas ordinaire... C’est malheureux qu’on revienne jamais de l’angine de poitrine. Y aurait de la sagesse et du génie pour tout le monde. »

dimanche 28 juin 2020

Gary (Protée)


Gary, Vie et mort d’Émile Ajar : 
« Recommencer, revivre, être un autre fut la grande tentation de mon existence. Je lisais, au dos de mes bouquins : ‘… plusieurs vies bien remplies... aviateur, diplomate, écrivain…’ Rien, zéro, des brindilles au vent, et le goût de l’absolu aux lèvres. Toutes mes vies officielles, en quelque sorte, répertoriées, étaient doublées, triplées par bien d’autres, plus secrètes, mais le vieux coureur d’aventures que je suis n’a jamais trouvé d’assouvissement dans aucune. La vérité est que j’ai été très profondément atteint par la plus vieille tentation protéenne de l’homme : celle de la multiplicité. Une fringale de vie, sous toutes ses formes et dans toutes ses possibilités que chaque saveur goûtée ne faisait que creuser davantage. Mes pulsions, toujours simultanées et contradictoires, m’ont poussé sans cesse dans tous les sens, et je ne m’en suis tiré, je crois, du point de vue de l’équilibre psychique, que grâce à la sexualité et au roman, prodigieux moyen d’incarnations toujours nouvelles. Je me suis toujours été un autre. Et dès que je rencontrais une constante : mon fils, un amour, le chien Sandy, je poussais mon attachement à cette stabilité jusqu’à la passion. »

… on croirait lire du Montherlant

[« Je me suis toujours été un autre » : sic ; jeu sur le je, un des thèmes importants de Gary ; cf. entre autres La Danse de Gengis Cohn]