Rousseau, Émile, livre V :
« J’ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement [qu’à pied], et s'arracher à l'examen des richesses qu'il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu l’agriculture, ne veut pas connaître les productions particulières au climat des lieux qu’il traverse, et la manière de les cultiver ? Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour l’histoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain sans l’examiner, un rocher sans l’écorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles ? Vos philosophes de ruelles étudient l'histoire naturelle dans les cabinets ; ils ont des colifichets, ils savent les noms, et n'ont aucune idée de la nature. Mais mon cabinet est plus riche que ceux des rois ; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place ; le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre : Daubenton ne ferait pas mieux.
Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager ! »
Delacroix, Journal, 5 mai 1852 :
« Les savants ne devraient vivre qu’à la campagne, près de la nature ; ils aiment mieux causer autour des tapis verts des académies, de l’Institut, de ce que tout le monde sait aussi bien qu’eux ; dans les forêts, sur les montagnes, vous observez des lois naturelles, vous ne faites pas un pas sans trouver un sujet d’admiration.
L’animal, le végétal, l’insecte, la terre et les eaux sont des aliments pour l’esprit qui étudie et qui veut enregistrer les lois diverses de tous ces êtres. Mais ces messieurs ne trouvent pas là la simple observation digne de leur génie ; ils veulent pénétrer plus avant, et font des systèmes du fond de leur bureau qu’ils prennent pour un observatoire.
[…] Promenade charmante dans la forêt, pendant qu’on arrange chez moi. Mille pensées diverses suggérées au milieu de ce sourire universel de la nature. Je dérange à chaque pas, dans ma promenade, des rendez-vous, effets du printemps ; le bruit que je fais en marchant dérange les pauvres oiseaux, qui s’envolent toujours par couple de deux.
Ah ! les oiseaux, les chiens, les lapins ! Que ces humbles professeurs de bon sens, tous silencieux, tous soumis aux décrets éternels, sont au-dessus de notre vaine et froide connaissance !
A tout moment, le bruit de mes pas fait fuir ces pauvres oiseaux, qui s’envolent toujours deux par deux. C’est le réveil de toute cette nature ; elle a ouvert la porte aux amours. Il vient de nouvelles feuilles verdoyantes, il va naître des êtres nouveaux, pour peupler cet univers rajeuni. Le sens savant s’éveille chez moi plus actif que dans la ville. Ces imbéciles (les savants) vivent-dans leur cabinet, ils le prennent pour le sanctuaire de la nature. Ils se font envoyer des squelettes et des herbes desséchées, au lieu de les voir baignées de rosée. »
Queneau, Les derniers Jours chap. XXXI :
« Pendant des années et des années, on m’a confié des enfants pour que je leur enseigne la géographie, oui, la géographie. Eh bien, je n’en savais pas un traître mot. Je l’ignorais complètement. N’est-ce pas une escroquerie ? un vol ? toute ma vie a été une duperie, oui monsieur, une duperie. N’est-ce pas terrible ?
— Je n’aurais jamais cru ça possible.
— Quoi donc ? d’enseigner la géographie sans en savoir un traître mot ? Mais vous me faites rire, monsieur. C’est enfantin ! Naturellement, j’exagère. Les mots, je les connaissais, seulement voilà : je n’avais jamais voyagé. Alors, comment voulez-vous enseigner la géographie sans avoir jamais voyagé ? On apprend les mots, mais les choses réelles on ne les connaît pas. On sait des noms, mais on ignore complètement de quoi il s’agit. Vous comprenez, monsieur ?
— Très bien, très bien. »