samedi 13 août 2022

France (A.) + Montaigne (solidarité)

France, Le Mannequin d'Osier L.P. p. 99 : 

"Rien n'est parfait ; mais tout se tient, s'étaie, s'entrecroise. C'est comme le mur du père Mulot, que tu vois d'ici [...]. Il est gondolé, lézardé, il penche. Depuis trente ans, l'imbécile Quatrebarbe, l'architecte, s'arrête devant la maison Mulot, et [...] dit : «Je ne sais pas comment ça tient ! » Ça tient parce qu'on n'y touche pas, parce que le père Mulot ne fait venir ni maçons ni architectes [...]. Ça tient parce que ça a tenu jusqu'ici. Ça tient [...] parce qu'on ne réforme pas l'impôt et qu'on ne révise pas la constitution."


Montaigne, Essais III IX, De la Vanité : 

"Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d'un si grand corps tient à plus d'un clou. Il tient même par son antiquité : comme les vieux bâtiments, auxquels l'âge a dérobé le pied, sans croûte et sans ciment, qui pourtant vivent et se soutiennent de leur propre poids. […] D'entreprendre à refondre une si grande machine et en changer les fondements, c'est à faire ceux qui veulent amender les défauts particuliers par une confusion universelle et guérir les maladies par la mort."


jeudi 11 août 2022

Diderot (son portrait)

Diderot, Salon de 1767 : 


https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Louis-Michel_van_Loo_-_Portrait_of_Denis_Diderot_-_WGA13440.jpg

Huile sur toile, Paris, Musée du Louvre. (Louis-Michel van Loo, 1707-1771)


"Moi. 

J'aime Michel, mais j'aime encore mieux la vérité. Assez ressemblant ; très vivant ; c'est sa douceur, avec sa vivacité ; mais trop jeune, tête trop petite, joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en coeur ; et puis un luxe de vêtement à ruiner le pauvre littérateur, si le receveur de la capitation vient l'imposer sur sa robe de chambre. L'écritoire, les livres, les accessoires aussi bien qu'il est possible, quand on a voulu la couleur brillante et qu'on veut être harmonieux. Pétillant de près, vigoureux de loin, surtout les chairs ; du reste, de belles mains bien modelées, excepté la gauche qui n'est pas dessinée. On le voit de face ; il a la tête nue ; son toupet gris, avec sa mignardise, lui donne l'air d'une vieille coquette qui fait encore l'aimable ; la position d'un secrétaire d'Etat et non d'un philosophe. La fausseté du premier mouvement a influé sur tout le reste. C'est cette folle de Madame Van Loo qui venait jaser avec lui, tandis qu'on le peignait, qui lui a donné cet air-là et qui a tout gâté. [...] Il fallait le laisser seul et l'abandonner à sa rêverie ; alors sa bouche se serait entrouverte, ses regards distraits se seraient portés au loin, le travail de sa tête fortement occupée se serait peint sur son visage, et Michel eût fait une belle chose. Mon joli philosophe, vous me serez un témoignage précieux de l'amitié d'un artiste, plus excellent homme. Mais que diront mes petits-enfants, lorsqu'ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ! Mes enfants, je vous préviens que ce n'est pas moi. J'avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j'étais affecté. J'étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J'avais un grand front, des yeux très vifs, d'assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d'un ancien orateur, une bonhomie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps."



mardi 9 août 2022

Cros (science)

Cros (Charles), La Science de l'amour (première page) :

"J’ai pensé toujours, d’accord avec la cohorte serrée des savants modernes, que l’homme n’est qu’un sténographe des faits brutaux, qu’un secrétaire de la nature palpable ; que la vérité conçue non dans quelques vaines universalités, mais dans un volume immense et confus, n’est abordable partiellement qu’aux gratteurs, rogneurs, fureteurs, commissionnaires et emmagasineurs de faits réels, constatables, indéniables ; en un mot qu’il faut être fourmi, qu’il faut être ciron, rotifère, vibrion, qu’il faut n’être rien ! pour apporter son atome dans l’infinité des atomes qui composent la majestueuse pyramide des vérités scientifiques. Observer, observer, surtout ne jamais penser, rêver, imaginer ; voilà les splendeurs de la méthode actuelle."



lundi 8 août 2022

Nabokov (miroirs)

Nabokov, Lolita 1, XXVII

"There was a double bed, a mirror, a double bed in the mirror, a closet door with mirror, a bathroom door ditto, a blue-dark window, a reflected bed there, the same in the closet mirror, two chairs, a glass-topped table, two bedtables, a double bed : a big panel bed, to be exact, with a Tuscan rose chenille spread, and two frilled, pink-shaded nightlamps, left and right."     


trad. Couturier :

"Il y avait un grand lit, une glace, un grand lit dans la glace, une porte de placard avec une glace, une porte de salle de bains idem, une fenêtre bleu de nuit, un lit qui se réfléchissait dedans, le même dans la glace du placard, deux chaises, une table avec un dessus en verre, deux tables de chevet, un grand lit : un énorme lit à panneaux, pour être exact, couvert d'une courtepointe en chenille rose de Toscane, avec à droite et à gauche une lampe rose coiffée d'un abat-jour à volants."    


trad. Kahane : 

"Je vis un lit à deux places, un miroir, un lit à deux places dans le miroir, une porte de placard avec un miroir, un miroir encore sur la porte de la salle de bains, une fenêtre bleu de nuit, un reflet de lit sur la vitre, dito dans le miroir du placard, deux chaises, une table à dessus de glace, deux tables de chevet, un lit à deux places : un grand lit à panneaux avec, je précise, une courtepointe en chenille rose de Toscane, et flanqué à droite comme à gauche de deux petites lampes roses coiffées d’abat-jour à ruches."


Claudel + Gilson (créateur)

Claudel, Richard Wagner, rêverie d’un poète français :

"Le génie a souvent de tristes compagnons. Je pense à celui qui assumait souvent l’apparence de Richard Wagner, à ce nain clignotant, coiffé d’un béret de velours, affublé à la manière d’une vieille grue viennoise et bataillant avec une épée de théâtre pour la « Musique de l’avenir » contre des entrées de betteraves animées et de navets dansants !" 


Gilson, Dante et Béatrice p 19 : 

"L’artiste habite un homme en apparence semblable aux autres, mais dont il peut être fort différent. M. Richard Wagner n'est pas l'auteur de Parsifal, ni S. Exc. Paul Claudel, ambassadeur de France, n'est l'auteur du Soulier de Satin. L'auteur de la Divine Comédie est un curieux personnage qui, pendant que l'homme qu'il habitait vivait en citoyen de Florence, poursuivait une action politique vouée à l'échec, se mariait, se faisait condamner à l'exil, et même à mort, vivait d'expédients avec les siens et habitait en imagination un pays tout différent de celui où s'agitait sa personne réelle."


dimanche 7 août 2022

Gracq (France / Allemagne)

Gracq, Carnets du grand chemin : 

“Quand on passe de l’Allemagne à la France, ce n’est pas seulement la mauvaise tenue, le négligé de l’aspect de nos villages qui frappe, le peu de souci qu’ils ont de l’apparence, c’est l’aspect chétif de la maisonnette rurale française à côté de la forte maison allemande, qui fait penser, avec les pans coupés de son toit au-dessus des pignons, à la massive maison jurassienne, maison toute gonflée de l’importance de son for intérieur, bastille familiale de conte de Noël que l’on devine disposée tout entière autour de son meuble central : le poêle de céramique volumineux des longs hivers. L’œil qui, dans un paysage français s’englue surtout à la forte unité organique du village, lequel présente presque toujours un visage réellement distinct, s’arrête plutôt ici à ses composantes plus compactes, plus séparées, individualisées par leur isolement plus grand comme par leur couleur : maisons juxtaposées d’un jeu de construction plutôt que grupetto indissoluble des notes d’une phrase musicale. C’est plus particulièrement marqué quand on vient du pays de Bade aux maisons largement égrenées à la suisse, et qu’on retrouve le village lorrain tout entier terré sous son unique carapace d’écailles comme une cohorte romaine montant à la brèche sous ses boucliers.”