samedi 12 mars 2022

Staël (Rousseau, botanique, mémoire résurrectionniste)

Staël (G. de), Lettres sur les écrits de Rousseau V : 

"Rousseau s'est longtemps occupé de la botanique : c'est une manière de s'intéresser en détail à la campagne. Il avait adopté un système qui prouve encore peut-être combien il trouvait que le souvenir même des hommes gâtait le plaisir que la contemplation de la nature fait éprouver. Il distinguait les plantes par leurs formes, et jamais par leurs propriétés ; il lui semblait que c'était les dégrader, de ne les considérer que sous le rapport de l'utilité dont elles peuvent être aux hommes. Il ne me paraît pas, je l’avoue, que cette opinion doive être adoptée ; ce n'est pas avilir les ouvrages du Créateur que de les croire destinés à une cause finale, et le monde paraît plus imposant et plus majestueux à celui qui n'y voit qu'une seule pensée ; mais l'imagination poétique et sauvage de Rousseau ne pouvait supporter de lier à l'image d'un arbuste ou d'une fleur, ornement de la nature, le souvenir des maux et des infirmités des hommes. Avec quel charme il peint, dans ses Confessions, ses transports en revoyant la pervenche ! comme elle lui retraçait tout ce qu'il avait éprouvé jadis ! elle produisait sur lui l'effet de cet air que l'on défend de jouer aux Suisses hors de leur pays, dans la crainte qu'ils ne désertent. Cette pervenche pouvait lui inspirer la passion de retourner dans le pays de Vaud ; une seule circonstance semblable lui rendait présents tous ses souvenirs. Sa maîtresse, sa patrie, sa jeunesse, ses amours, il retrouvait, il ressentait tout à la fois." 


vendredi 11 mars 2022

Flaubert (chevelure)

Flaubert, Par les champs et par les grèves § Bretagne, chapitre VII [1847] : 

"Nous sommes entrés. Le jeune homme s’est agenouillé en ôtant son chapeau, et la grosse torsade de sa chevelure blonde s’est échappée et s’est dépliée dans une secousse en tombant le long de son dos. Un instant accrochée au drap rude de sa veste, elle a gardé la trace des plis qui la roulaient tout à l’heure, peu à peu est descendue, s’est écartée, étalée, répandue comme une vraie chevelure de femme. Séparée sur le milieu par une raie, elle coulait à flots égaux sur ses deux épaules et couvrait son cou nu. Toute cette nappe d’un ton doré avait des ondoiements de lumière qui changeaient et fuyaient à chaque mouvement de tête qu’il faisait en priant. A ses côtés, la petite fille, à genoux comme lui, avait laissé tomber son bouquet par terre. Là seulement, et pour la première fois, j’ai compris la beauté de la chevelure de l’homme et le charme qu’elle peut avoir pour des bras nus qui s’y plongent. Étrange progrès que celui qui consiste à s’écourter partout les superfétations grandioses de la nature, si bien que lorsque nous la découvrons dans toute sa vierge plénitude, nous nous en étonnons comme d’une merveille révélée.

Ô coiffeurs, ô fers à papillottes, ô philocomes* à la vanille ou au citron, perruquiers de tous pays, brosses de toutes façons, onguents de toutes puanteurs, ornez les chevelures de vos tire-bouchons et de vos tortillons, rasez-les à la malcontent, roulez-les à la Perrinet-Leclerc, montez-les en poire, étalez-les en saule pleureur, versez dessus votre colle de poisson, votre sirop de coing, vos bandolines, fixateurs et vos encaustiques luisants ; taillez, coupez, frisez raide et pommadez gras, jamais vous ne m’en montrerez une d’une distinction si relevée, d’une grâce si voluptueuse que celle-là, que l’on ne peignait sans doute qu’avec un gros peigne de corne blanche et que la pluie du ciel et la rosée mouillaient seules de leur eau pure.."


* philocome (de κομη «chevelure»), adj., cosmétol. , vieilli. "Qui est favorable à la croissance des cheveux" (Littré).


jeudi 10 mars 2022

Kennedy D. (possible)

Kennedy (Douglas), The pursuit of Happiness trad. B. Cohen p. 48 :  

"Même pour une indigène blasée comme moi, Manhattan à l'aube a quelque chose de magique. Le silence des rues vides, peut-être, ou la manière dont les premiers rayons du soleil viennent se mêler à la lumière des lampadaires. La ville est encore en demi-teintes, à l'état d'ébauche, le rythme dément de la cité paralysé pour encore un instant d'hésitation, d'attente. Au lever du jour, rien ne semble une certitude et cependant tout paraît possible. Et puis la nuit s'efface. Manhattan commence à tonitruer et la réalité débarque en force. Sous la dure lumière du matin, le possible s'étiole."   


[la traduction est assez libre]

Even to a jaundiced native like myself, there is still something wondrous about Manhattan at dawn. Maybe it's the emptiness of the streets. Or the commingling of streetlamp light and the emerging sunrise. Everything's so tentative, so hushed. The city's manic rhythms are momentarily stilled. There's a sense of equivocation and expectation. At dawn, nothing seems certain, yet everything appears possible.  But then night drops away. Manhattan begins to shout at the top of its lungs. Reality truly bites. Because in the harsh light of day, possibilities vanish.


mercredi 9 mars 2022

Céline (idées)

 Céline, Entretiens avec le Professeur Y, Pléiade p. 497 : 

"[...] je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées ! les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !... tous les impuissants regorgent d'idées !... et les philosophes !... c’est leur industrie les idées !... ils esbrouffent la jeunesse avec ! ils la maquereautent !... la jeunesse est  prête vous le savez à avaler n'importe quoi... à trouver tout : formidââââble ! s'ils l’ont commode donc les maquereaux ! le temps passionné de la jeunesse passe à bander et à se gargariser d' «idéaas» !... de philosophies, pour mieux dire !... oui, de philosophies, Monsieur !... la jeunesse aime l’imposture comme les jeunes chiens aiment les bouts de bois, soi-disant os, qu'on leur balance, qu’ils courent après ! ils se précipitent, ils aboyent, ils perdent leur temps, c’est le principal !... aussi, voyez tous les farceurs pas arrêter de faire joujou avec la jeunesse... de lui lancer plein de bouts de bois creux, philosophiques... si elle s'époumone, la jeunesse !... et si elle biche !... qu'elle est reconnaissante !... ils savent ce qu'il lui faut, les maquereaux ! des idéâs !... et encore plus d'idéâs ! des synthèses ! et des mutations cérébrales !... au porto ! au porto, toujours ! logistique ! formidààààble !... plus que c’est creux, plus la jeunesse avale tout ! bouffe tout ! tout ce qu'elle trouve dans les bouts de bois creux... idéââs !... joujoux ! [...]"



mardi 8 mars 2022

Nabokov (couleurs)

Nabokov, Gogol trad. Genès, éd. Rivages, chap. 4 :

"Avant Gogol et Pouchkine, la littérature russe était myope. Elle ne percevait qu'un contour imposé par la raison : elle ne discernait pas les couleurs mais avait simplement recours aux combinaisons banales de noms aveugles et de l'adjectif qui les suit tel un chien, conception dont l'Europe avait hérité des Anciens. Le ciel était bleu, l'aube rouge, le feuillage vert, les yeux d'un joli noir, les nuages gris et ainsi de suite. Gogol le premier (et après lui Lermontov et Tolstoï) vit du jaune et du violet. Que le ciel puisse être vert pâle au lever du soleil, ou la neige d'un bleu étincelant par un jour sans nuage, voilà qui aurait paru hérétique et absurde à notre prétendu écrivain « classique », habitué qu'il était aux schémas de couleur conventionnels et rigides de l'école française de littérature du dix-huitième siècle. C'est ainsi que les progrès de l'art de la description à travers les siècles peuvent être utilement considérés en termes de vision, l'œil à facettes devenant un organe unifié et incroyablement complexe, les mornes et ternes 'couleurs acceptées' (dans le sens des 'idées reçues') révélant peu à peu leurs nuances subtiles et permettant de nouvelles applications prodigieuses."


Before his and Pushkin’s advent Russian literature was purblind. What form it perceived was an outline directed by reason : it did not see color for itself but merely used the hackneyed combinations of blind noun and dog-like adjective that Europe had inherited from the ancients. The sky was blue, the dawn red, the foliage green, the eyes of beauty black, the clouds grey, and so on. It was Gogol (and after him Lermontov and Tolstoy) who first saw yellow and violet at all. That the sky could be pale green at sunrise, or the snow a rich blue on a cloudless day, would have sounded like heretical nonsense to your so-called ‘classical’ writer, accustomed as he was to the rigid conventional color-schemes of the Eighteenth Century French school of literature. Thus the development of the art of description throughout the centuries may be profitably treated in terms of vision, the faceted eye becoming a unified and prodigiously complex organ and the dead dim ‘accepted colors’ (in the sense of ‘idées reçues’) yielding gradually their subtle shades and allowing new wonders of application. I doubt whether any writer, and certainly not in Russia, had ever noticed before, to give the most striking instance, the moving pattern of light and shade on the ground under trees or the tricks of color played by sunlight with leaves.



lundi 7 mars 2022

Bachelard (pensée)

Bachelard, La dialectique de la durée, chap.IV : 

"Si l'on veut bien rentrer en soi-même, on aura vite l'impression d'un caractère bien spécifique apporté par la rapidité de la pensée discursive quand elle relie les étapes d'un raisonnement bien fait. Cette rapidité n'est pas une simple vitesse. Il s'y adjoint des caractères d'aisance, d'euphorie, d'élan, qui pourraient donner un sens très précis à une énergie vraiment spécifique qu'on pourrait bien appeler l'énergie rationnelle. Ce dynamisme de la compréhension réclame la conscience de la possession d'une forme. On ne l'éprouve pas dans le premier essai, on n'en voit pas le prix dans la première lumière. Il faut précisément que la causalité intellectuelle soit montée. Ce dynamisme est contemporain d'un recommencement. Il est alors structure et construction. C'est une cause qui sait reprendre après son effet. C'est un rythme. On s'en rend maître en préparant la succession des événements intellectuels, atteignant ainsi une véritable succession en soi, bien vidée des durées de déroulement et d'expression, délestée au possible de toutes les obligations physiologiques."



dimanche 6 mars 2022

Kourkov (histoires)

Kourkov, Laitier de nuit, trad. Lequesne, chap. 2 :

"Il est des histoires qui commencent un beau jour et jamais ne s’achèvent. Elles en sont tout bonnement incapables. Parce que leur commencement engendre des dizaines d’autres histoires indépendantes qui ont chacune leur prolongement. C’est comme le choc d’un gravier contre le pare-brise d’une voiture : au point d’impact se dessine une multitude de lézardes, et à chaque ornière rencontrée sur la route, l’une ou l’autre progresse et s’allonge. Ainsi la présente histoire avait-elle commencé une nuit d’hiver pour se poursuivre jusqu’à ce jour. Mais nous n’en connaissons pour le moment que le début. Le temps que vous la lisiez jusqu’à la fin, son dénouement n’en sera plus que le milieu. Il est impossible de suivre les histoires, une vie n’y suffirait pas. Mais au moins sait-on une chose : par quoi tout a commencé. "