mardi 8 mars 2022

Nabokov (couleurs)

Nabokov, Gogol trad. Genès, éd. Rivages, chap. 4 :

"Avant Gogol et Pouchkine, la littérature russe était myope. Elle ne percevait qu'un contour imposé par la raison : elle ne discernait pas les couleurs mais avait simplement recours aux combinaisons banales de noms aveugles et de l'adjectif qui les suit tel un chien, conception dont l'Europe avait hérité des Anciens. Le ciel était bleu, l'aube rouge, le feuillage vert, les yeux d'un joli noir, les nuages gris et ainsi de suite. Gogol le premier (et après lui Lermontov et Tolstoï) vit du jaune et du violet. Que le ciel puisse être vert pâle au lever du soleil, ou la neige d'un bleu étincelant par un jour sans nuage, voilà qui aurait paru hérétique et absurde à notre prétendu écrivain « classique », habitué qu'il était aux schémas de couleur conventionnels et rigides de l'école française de littérature du dix-huitième siècle. C'est ainsi que les progrès de l'art de la description à travers les siècles peuvent être utilement considérés en termes de vision, l'œil à facettes devenant un organe unifié et incroyablement complexe, les mornes et ternes 'couleurs acceptées' (dans le sens des 'idées reçues') révélant peu à peu leurs nuances subtiles et permettant de nouvelles applications prodigieuses."


Before his and Pushkin’s advent Russian literature was purblind. What form it perceived was an outline directed by reason : it did not see color for itself but merely used the hackneyed combinations of blind noun and dog-like adjective that Europe had inherited from the ancients. The sky was blue, the dawn red, the foliage green, the eyes of beauty black, the clouds grey, and so on. It was Gogol (and after him Lermontov and Tolstoy) who first saw yellow and violet at all. That the sky could be pale green at sunrise, or the snow a rich blue on a cloudless day, would have sounded like heretical nonsense to your so-called ‘classical’ writer, accustomed as he was to the rigid conventional color-schemes of the Eighteenth Century French school of literature. Thus the development of the art of description throughout the centuries may be profitably treated in terms of vision, the faceted eye becoming a unified and prodigiously complex organ and the dead dim ‘accepted colors’ (in the sense of ‘idées reçues’) yielding gradually their subtle shades and allowing new wonders of application. I doubt whether any writer, and certainly not in Russia, had ever noticed before, to give the most striking instance, the moving pattern of light and shade on the ground under trees or the tricks of color played by sunlight with leaves.