samedi 14 septembre 2024

Ramuz (fanfares)

Ramuz, Les Circonstances de la vie, chap. V :

"On les vit ainsi toutes défiler ; elles ne comptaient pas ordinairement plus de vingt musiciens ; c’était selon les catégories, mais la plupart avaient des uniformes. Des uniformes très brillants, bien cousus, en beau drap ; on aurait dit des uniformes d’officiers à cause des galons ; les uns ressemblaient aux uniformes militaires du pays, les autres se distinguaient par plus de fantaisie ; quelques musiques avaient des képis avec des pompons ; quelques-unes des casquettes avec des plumets ; presque toutes des épaulettes ; et le porte-drapeau (car il y en a toujours un) avait un large baudrier de cuir verni. Les couleurs habituelles étaient le rouge et le bleu foncé ; plus rarement le gris : la Sentinelle de la Broie portait même des tuniques vertes, mais la plus belle de toutes était la fanfare italienne ; un grand panache de plumes de coq blanches couvrait jusqu’à la visière la casquette de drap ; les franges dorées des épaulettes étaient longues en proportion ; ils avaient au pantalon des bandes rouges, larges comme trois doigts ; enfin sur la poitrine tout un écheveau d’aiguillettes également en or. D’un côté, elles étaient rattachées à l’épaule par une sorte de cocarde ; de l’autre, elles pendaient plus bas que la ceinture ; à chaque mouvement elles cliquetaient sur le cuir. Le commandant, lui, avait une épée et des gants blancs."


vendredi 13 septembre 2024

Ramuz (peintre)

Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois, XII :

"J’ai passé ma journée à revoir tout ce que j’ai fait depuis quatre ou cinq ans. J’ai eu la surprise de trouver dans mes premiers essais, parmi beaucoup de maladresse et de prétention, une fraîcheur d’impression et une vivacité d’expression auxquelles je ne m’attendais pas. Il y avait un petit cœur facile ; il y avait un petit œil amusé ; il y avait de la vérité dans le détail, il y avait du plaisir dans le métier. J’ai dépouillé depuis cette fraîcheur ; on ne gagne rien à une extrémité de son être sans se déperdre à l’autre ; j’ai voulu davantage, y suis-je parvenu ? J’ai tout examiné bien attentivement, environ trente toiles, autant d’esquisses et d’études et deux cents dessins environ. Et je distingue bien là-dedans, d’année en année, une évolution, et où elle tend, mais elle n’a point abouti. Cela n’agit pas."



jeudi 12 septembre 2024

Drillon (antimoderne 2)

Drillon, Cadence, § 'Jamais je n’ai voulu être un autre' :

"Les modernes font mine d’ignorer qu’ils vont mourir, les sots. Il jugent l’homme capable de s’amender, les naïfs. Ils pensent que la démocratie est bonne, les crapules ! Qui les pousse à tout cela, qui gouverne le monde ? Le diable, probablement, répondra Robert Bresson, l’antimodernisme personnifié. Cette infamie met Flaubert en rage. Il a le « dégoût de l’infection moderne », et serait indigné de voir qu’on étudie Madame Bovary dans les écoles de la République, et qu’on vend Villon, et Dante, et Ponge, et Proust, et Claudel, et Nietzsche, dans les supermarchés de nos villes. Il est vrai que l’antimoderne est de droite – mais il ne le reste pas : il abandonne la droite à sa médiocrité. Il joue l’individu contre la populace, mais aussi contre l’individualisme obtus du banquier. Il place la liberté au-dessus de l’égalité. Dans son livre sur les antimodernes, Antoine Compagnon cite ce passage de Chateaubriand : « Les Français n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole. Or l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. » Suivez son regard, qui nous considère d’outre-tombe. L’antimoderne est un exilé de l’intérieur, plus révolutionnaire que la Révolution. Il est atroce qu’elle triomphe ; il est pis encore qu’elle échoue. Voyez où elle nous a menés, fait-il remarquer, triomphant : à Louis Napoléon ! Le moderne a plusieurs visages, mais il reste lui-même ; l’antimoderne, lui, est contradictoire et déchiré. Chez lui, l’angoisse le dispute à l’ennui, comme la fureur au scepticisme. Il n’est jamais là où on l’attend, ni là où il devrait : ses ailes de géant l’empêchent de marcher."


mercredi 11 septembre 2024

Drillon (antimoderne 1)

Drillon, Cadence, § 'Jamais je n’ai voulu être un autre' :

"Mon antimoderne préféré était Baudelaire ; je l’imaginais sur les barricades de 1848, en gants blancs et chaussures vernies, criant : « Mort au général Aupick ! », comme si la rue était le lieu d’exiger le supplice d’un beau-père honni. Irruption de l’individu dans la foule – et de la rigueur dans le relâchement. Car la morale du moderne est élastique, son style amorphe. L’antimoderne, lui, a l’échine droite ; il emploie le point-virgule. Il sait se tenir, même s’il ne croit plus en rien, surtout pas en l’homme. Pour lui, l’époque moderne combine ad nauseam le puritanisme et la débauche, la cruauté et la lâcheté. Comme l’Étranger de Baudelaire, antimoderne n’aime ni Dieu ni l’or ; il est sans patrie, n’a pas d’amis ; il n’aime que les nuages, les « merveilleux nuages ». La raison est plate, Descartes est un pion, les conquérants sont des histrions criminels. Face à la ploutocratie, l’antimoderne Baudelaire fait des sonnets – mais tous irréguliers, ou presque. Et Rimbaud cesse d’en écrire : le monde est trop bête pour la poésie. Face au séducteur, au battant, Baudelaire s’adonne à l’« aristocratique plaisir de déplaire », Chateaubriand évoque son propre « zèle » à le faire. 

Hugo peut bien espérer emplir les écoles pour vider les prisons, le « monde trop peuplé que fauche la souffrance » ne changera pas d’un iota. Ou plutôt, il continuera de glisser vers une horreur toujours plus épaisse. L’homme est un pécheur qui jamais ne se rédime. « La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges », écrit Baudelaire. Toute amélioration se paie d’une détérioration, elle est vaine et dangereuse. Le suffrage universel est « une honte de l’esprit humain », dit Flaubert. J’admirais l’antimoderne parce qu’il voudrait casser les choses (« plaisir naturel de la démolition », dit Baudelaire), mais qu’il y renonce (ce serait encore plus répugnant après), alors que moi je le faisais."


mardi 10 septembre 2024

Roubaud (2 petits textes)

Roubaud, L'Enlèvement d'Hortense

"Il y a un axiome en matière criminelle valable pour un pays comme le nôtre, civilisé. On n 'assassine que des gens que l’on connaît. C’est pas comme en Amérique. On a le sens des relations humaines, nous."


Roubaud, L'Enlèvement d'Hortense

"Vous me faites penser à cet employé de banque à qui on avait donné un paquet de billets de cent dollars. Il devait vérifier qu’il y en avait mille. Il commença à compter, 1 billet, 2 billets, 3, 4... il compta ainsi jusqu’à 73 puis s'arrêta. Puisque ça marchait jusqu’à 73, ça marcherait bien jusqu'à mille."


lundi 9 septembre 2024

Flaubert (sexe ; Schopenhauer)

Flaubert, Mémoires d'un fou [1838] éd. L'Intégrale t. 1 p.  237 b :

"Deux êtres jetés sur la terre par un hasard, quelque chose, et qui se rencontrent, s’aiment, parce que l’un est femme et l’autre homme ! Les voilà haletants l’un pour l’autre, se promenant ensemble la nuit et se mouillant à la rosée, regardant le clair de lune et le trouvant diaphane, admirant les étoiles et disant sur tous les tons : je t’aime, tu m’aimes, il m’aime, nous nous aimons, et répétant cela avec des soupirs, des baisers ; et puis ils rentrent, poussés tous les deux par une ardeur sans pareille car ces deux âmes ont leurs organes violemment échauffés, et les voilà bientôt grotesquement accouplés, avec des rugissements et des soupirs, soucieux l’un et l’autre pour reproduire un imbécile de plus sur la terre, un malheureux qui les imitera ! Contemplez-les, plus bêtes en ce moment que les chiens et les mouches, s’évanouissant, et cachant soigneusement aux yeux des hommes leur jouissance solitaire, pensant peut-être que le bonheur est un crime et la volupté une honte."


dimanche 8 septembre 2024

Ramuz (musique)

Ramuz, Les Circonstances de la vie, chap. V :

"D’ordinaire, dans ces morceaux, le plus grand bruit est au commencement et à la fin ; un accord de tous les instruments à la fois, en fortissimo, qui fait sursauter sur les bancs ; suit un solo, une succession agréable de nuances, où tous les mouvements du cœur sont peints ou figurés. La colère ou la grande passion de l’amour ont de l’impétuosité ; la tristesse est repliée dans les notes basses qui traînent ; c’est la mélancolie qu’on confie à la clarinette ; la tendresse s’exprime pianissimo ; la gaieté, par un pas redoublé, la joie par un air de danse ; le mouvement d’une part, de l’autre le son, la rapidité, tout sert à se faire comprendre, c’est une traduction. Quelquefois aussi on représente le monde extérieur ; on entend le vent dans les arbres, son long bruit et son sifflement ; ou l’orage annoncé par la grosse caisse qui est le tonnerre au lointain ; il se rapproche, la grosse caisse bat plus fort ; un roulement ; l’ouragan mugit, la grêle tombe : les cymbales éclatent comme des éclairs ; et il semble qu’on voit tout parce que l’oreille fait travailler l’œil en imagination."