Drillon, Cadence, § 'Jamais je n’ai voulu être un autre' :
"Mon antimoderne préféré était Baudelaire ; je l’imaginais sur les barricades de 1848, en gants blancs et chaussures vernies, criant : « Mort au général Aupick ! », comme si la rue était le lieu d’exiger le supplice d’un beau-père honni. Irruption de l’individu dans la foule – et de la rigueur dans le relâchement. Car la morale du moderne est élastique, son style amorphe. L’antimoderne, lui, a l’échine droite ; il emploie le point-virgule. Il sait se tenir, même s’il ne croit plus en rien, surtout pas en l’homme. Pour lui, l’époque moderne combine ad nauseam le puritanisme et la débauche, la cruauté et la lâcheté. Comme l’Étranger de Baudelaire, antimoderne n’aime ni Dieu ni l’or ; il est sans patrie, n’a pas d’amis ; il n’aime que les nuages, les « merveilleux nuages ». La raison est plate, Descartes est un pion, les conquérants sont des histrions criminels. Face à la ploutocratie, l’antimoderne Baudelaire fait des sonnets – mais tous irréguliers, ou presque. Et Rimbaud cesse d’en écrire : le monde est trop bête pour la poésie. Face au séducteur, au battant, Baudelaire s’adonne à l’« aristocratique plaisir de déplaire », Chateaubriand évoque son propre « zèle » à le faire.
Hugo peut bien espérer emplir les écoles pour vider les prisons, le « monde trop peuplé que fauche la souffrance » ne changera pas d’un iota. Ou plutôt, il continuera de glisser vers une horreur toujours plus épaisse. L’homme est un pécheur qui jamais ne se rédime. « La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges », écrit Baudelaire. Toute amélioration se paie d’une détérioration, elle est vaine et dangereuse. Le suffrage universel est « une honte de l’esprit humain », dit Flaubert. J’admirais l’antimoderne parce qu’il voudrait casser les choses (« plaisir naturel de la démolition », dit Baudelaire), mais qu’il y renonce (ce serait encore plus répugnant après), alors que moi je le faisais."