samedi 24 décembre 2022

Giono (peuplement)

Giono, Ennemonde et autres caractères (incipit)

"Les routes font prudemment le tour du Haut Pays. Certaines fermes sont à dix ou vingt kilomètres de leur voisin le plus proche ; souvent, c'est un homme seul qui devrait faire ces kilomètres pour rencontrer un homme seul, il ne les fait pas de toute sa vie ; ou bien c'est une tribu d'adultes, d'enfants et de vieillards qui devrait aller vers une autre tribu d'adultes, d'enfants et de vieillards pour y voir quoi ? des femmes démantelées par les grossesses répétées, des hommes rouges et des vieillards faisandés (les enfants aussi d'ailleurs) et se faire regarder de haut ? on s'en fiche. Si on veut se faire voir, ça se fera aux foires. Trente ou quarante kilomètres séparent les villages qui restent soigneusement sur les pourtours où passe la route."


vendredi 23 décembre 2022

Claudel (péché)

Claudel, Conversations dans le Loir-et-Cher : 

"Et quelle est, je vous prie, la brique et l'ouvrier de cet étroit cachot où râle notre séquestré, ce mur construit de par dedans qui le sépare des autres hommes, sinon ce blême et fade doublet que nous voyons grouiller un moment le dimanche parmi les autres vermisseaux de la rhétorique dans le sermon de notre curé et qu'il appelle le Péché Mortel ? L'une des sept espèces dont nous avons appris le nom au catéchisme. Que ce soit l'Orgueil qui nous roidit ou l'Envie qui nous ronge ou la Colère qui nous défigure ou la Luxure qui nous corrompt ou la Gourmandise qui nous abrutit ou l'Avarice qui nous ferme ou la Paresse qui nous paralyse, est-ce que ce n'est pas le même effet toujours qui est de nous séparer non pas seulement de Dieu mais des hommes ? de nous interdire ? de faire de nous quelque chose d'inutile et d'incarcéré ? Qu'en pensez-vous ? Ai-je décrit des maux de l'âme, ou des vices de l'esprit, ou des tares du corps ? Tout cela est la même chose."



jeudi 22 décembre 2022

Cioran (style)

Cioran, De la France (1941) :

"Un des vices de la France a été la perfection – laquelle ne se manifeste jamais aussi clairement que dans l’écriture. Le souci de bien formuler, de ne pas estropier le mot et sa mélodie, d’enchaîner harmonieusement les idées, voilà une obsession française. Aucune culture n’a été plus préoccupée par le style et, dans aucune autre, on n’a écrit avec autant de beauté, à la perfection. Aucun Français n’écrit irrémédiablement mal. Tous écrivent bien, tous voient la forme avant l’idée. Le style est l’expression directe de la culture. Les pensées de Pascal, vous les trouvez dans tout prêche et dans tout livre religieux, mais sa manière de les formuler est unique ; son génie en est indissociable. Car le style est l’architecture de l’esprit. Un penseur est grand dans la mesure où il agence bien ses idées, un poète, ses mots. La France a la clé de cet agencement. C’est pour cela qu’elle a produit une multitude de talents. En Allemagne, il faut être un génie pour s’exprimer impeccablement, et encore !"



mercredi 21 décembre 2022

Pirandello (viager)

Pirandello, La rente viagère : 

"Je ne peux vous pardonner qu’à une seule condition : celle de faire à ce brigand ce que vous avez fait à mon premier mari. Écorchez-le tout vif, faites-le mourir avant vous et vous aurez mon pardon. Et surtout ne vous risquez pas à vouloir mourir maintenant ! Il ne doit pas jouir du domaine, ce brigand, pas boire le sang de mon mari ! Si vous êtes chrétien, si vous possédez une conscience, si l’honneur vous tient à cœur, vivez, continuez à vivre, tout épanoui de santé, je vous en prie ! Florissant et vigoureux jusqu’à ce qu’il crève ! Vous avez compris ?"



mardi 20 décembre 2022

Towles (marteau)

Towles, Un Gentleman à Moscou, trad. N. Cunnington : 

“Le comte n’avait pas manipulé un marteau depuis l’époque où, petit garçon, il aidait Tikhon, le vieux concierge des Heures dormantes, à réparer la clôture au retour du printemps. Quel sentiment agréable que d’abattre le marteau pile sur la tête d’un clou, d’enfoncer celui-ci dans une planche, puis dans le montant de la clôture, tandis que l’impact résonne dans l’air matinal ! Mais cette fois-ci, la première chose sur laquelle le comte abattit le marteau, ce fut son pouce. (Au cas où vous l’auriez oublié, un coup de marteau sur le pouce fait atrocement souffrir. La chose provoque inévitablement des petits sauts sur place et de regrettables blasphèmes.)

Mais la chance sourit bel et bien aux audacieux. C’est ainsi qu’après un deuxième coup de marteau à côté de la tête du clou le comte atteignit enfin sa cible ; et au moment d’attaquer le deuxième clou, il avait retrouvé le rythme – contact, recul, attaque –, cette antique cadence qu’on ne trouve ni dans les quadrilles, ni dans les hexamètres, ni dans les sacoches de Vronski !

Inutile de préciser qu’au bout d’une demi-heure quatre clous avaient été enfoncés dans l’encadrement de la porte.“


The Count had not wielded a hammer since he was a boy at Idlehour when he would help Tikhon, the old caretaker, repair the fencing in the first weeks of spring. What a fine feeling it had been to bring the hammer down squarely on the head of a nail, driving it through a plank into a fence post as the impact echoed in the morning air. But on the very first stroke of this hammer what the Count squarely hit was the back of his thumb. (Lest you have forgotten, it is quite excruciating to hammer the back of your thumb. It inevitably prompts a hopping up and down and the taking of the Lord’s name in vain.)

But Fortune does favor the bold. So, while the next swing of the hammer glanced off the nail’s head, on the third the Count hit home; and by the second nail, he had recovered the rhythm of set, drive, and sink—that ancient cadence which is not to be found in quadrilles, or hexameters, or in Vronsky’s saddlebags!

Suffice it to say that within half an hour four of the nails had been driven through the edge of the door.


lundi 19 décembre 2022

Rodin (musées)

Rodin, Faire avec ses mains ce que l'on voit ... p. 38 : 

“Malheureusement, depuis un siècle environ, on s'est avisé d'enfermer les oeuvres d'art loin de la place pour laquelle elles furent créées. Là, dans les Musées, on confond l'esprit des siècles et des manifestations diverses. C'est ce qui a fait perdre le sens parfait de l'ornementation, c'est-à-dire de l'ensemble du cadre qui doit préoccuper un artiste lorsqu'il fait une oeuvre pour un milieu déterminé. On en est arrivé ainsi, assez rapidement, à considérer les oeuvres d'art comme des objets qu'on peut placer n'importe où. C'est fâcheux. Car l'art ne doit pas être un enjolivement, mais une ornementation bien établie, qui doit rentrer dans un ensemble harmonieux.

Et le secret de cette harmonie, que nous observons dans la sculpture et la peinture des Antiques, qui contribuaient toujours à la composition de l'architecture, est tout le secret perdu du métier de l'art.“



dimanche 18 décembre 2022

Chabrier (enfants)

Chabrier, lettre à sa femme, le 9 mai 1891,

”Chère femme, […] nous n’avons pas de satisfaction avec nos enfants ; j’ai tout mis en œuvre, la tendresse, qui ne me fera défaut, l’irritation, voire la colère, depuis le raisonnement et même l’émotion jusqu’à l’injure, j’ai encouru tout le clavier des sentiments – et nous sommes en présence de deux moules, pas bien portants par-dessus-le marché. Si tu t’émeus quand ils sont souffrants, c’est fort bien et absolument naturel d’ailleurs ; toutefois il serait tout aussi naturel et fort bien aussi d’être ferme avec eux, de leur parler de l’avenir et d’être implacablement derrière eux. […] Il y a des moments où un homme comme moi, qui aurais été heureux d’avoir à surveiller des travailleurs, des petits grouillants et vibrants comme leur père, avec une petite ambition au cœur – n’importe laquelle –, je suis désespéré ! Je vois en eux à peine l’étoffe d’un garçon de café !”