Michelet, Le Peuple 1° partie, ch. II :
"Aujourd'hui de nouveaux métiers se sont créés, qui ne demandent guère d'apprentissage et reçoivent un homme quelconque. Le véritable ouvrier, dans ces métiers, c'est la machine ; l'homme n'a pas besoin de beaucoup de force, ni d'adresse ; il est là seulement pour surveiller, aider cet ouvrier de fer. Cette malheureuse population asservie aux machines comprend quatre cent mille âmes, ou un peu plus. […]… les grands ateliers de filage et tissage, véritable enfer de l'ennui. Toujours, toujours, toujours, c'est le mot invariable que tonne à votre oreille le roulement automatique dont tremblent les planchers. Jamais l'on ne s'y habitue. Au bout de vingt ans, comme au premier jour, l'ennui, l'étourdissement sont les mêmes, et l'affadissement. Le coeur bat-il dans cette foule ? bien peu, son action est comme suspendue ; il semble, pendant ces longues heures, qu'un autre coeur, commun à tous, ait pris la place, coeur métallique, indifférent, impitoyable, et que ce grand bruit assourdissant dans sa régularité n'en soit que le battement. […] Le travail solitaire du tisserand était bien moins pénible. Pourquoi ? c'est qu'il pouvait rêver. La machine ne comporte aucune rêverie, nulle distraction. Vous voudriez un moment ralentir le mouvement, sauf à le presser plus tard, vous ne le pourriez pas. L'infatigable chariot aux cent broches est à peine repoussé, qu'il revient à vous. Le tisserand à la main tisse vite ou lentement selon qu'il respire lentement ou vite; il agit comme il vit ; le métier se conforme à l'homme. Là, au contraire, il faut bien que l'homme se conforme au métier, que l'être de sang et de chair où la vie varie selon les heures, subisse l'invariabilité de cet être d'acier. […] Le rhythme de la navette, lancée et ramenée à temps égaux, s'associait au rhythme du coeur ; le soir, il se trouvait souvent qu'avec la toile, s'était tissue, aux mêmes nombres, un hymne, une complainte. […] Le vide de l'esprit, nous l'avons dit, l'absence de tout intérêt intellectuel est une des causes principales de l'abaissement de l'ouvrier des manufactures. Un travail qui ne demande ni force ni adresse, qui ne sollicite jamais la pensée ! Rien, rien, et toujours rien ! Nulle force morale ne tiendrait à cela !"