samedi 9 septembre 2023

Céline (compréhension 2/2)

Céline, Guignol's Band ("prélude") :

"Chaque fois c’est le même pataquès. Ça vocifère et puis ça se calme. Ils aiment jamais ce qu’on leur présente. Ça leur fait mal ! … Oh là youyouye ! … ou c’est trop long ! … ça les ennuye ! … toujours quelque chose ! … C’est jamais ça ! et puis d’un coup ils en raffolent ! … Allez-y voir ! Retournez-vous le sang ! c’est tout caprices ! Je compte moi qu’il faut une bonne année pour que ça mûrisse… que chacun aye dit son fort mot, éjecté sa bile, bien propagé sa petite connerie, dégorgé… Puis le silence… et cent, et deux cent mille l’achètent… catimini… le lisent… se chamaillent… vingt mille l’adulent, l’apprennent par cœur… c’est le Panthéon !

Le même scénario tous les coups."


vendredi 8 septembre 2023

Céline (compréhension 1/2)

Céline, Lettre à M. Hindus 28 juillet 1947, Pléiade p. 932 : 

"[…] il est impossible à un être humain d'excéder son aire psychique... il comprend tout ce qui tombe dans son rayon... tout ce qui le dépasse il l'exècre... ainsi du singe qui tend à massacrer tout ce qu'il ne comprend pas... et tout de suite ! Ainsi le critique, ainsi l'éditeur. Ce que veut le con c'est un miroir pour son âme de con où il puisse s'admirer – d'où le cinéma et les romans d'immenses tirages – 'miroirs pour les âmes du plus grand nombre de cons possibles'. Cette loi vaut aussi pour la psychologie, la graphologie, etc... Comment comprendre ce qui vous dépasse ? Impossible. Alors en avant pour le bla-bla-bla."


jeudi 7 septembre 2023

Toole (incipit)

Toole, John Kennedy, La Conjuration des imbéciles, incipit, traduction Carasso : 

"Une casquette de chasse verte enserrait le sommet du ballon charnu d’une tête. Les oreillettes vertes, pleines de grandes oreilles, de cheveux rebelles au ciseau et des fines soies qui croissaient à l’intérieur même desdites oreilles, saillaient de part et d’autre comme deux flèches indiquant simultanément deux directions opposées. Des lèvres pleines, boudeuses, s’avançaient sous la moustache noire et broussailleuse et, à leur commissure, s’enfonçaient en petits plis pleins de désapprobation et de miettes de pommes de terre chips. À l’ombre de la visière verte, les yeux dédaigneux d’Ignatius J. Reilly dardaient leur regard bleu et jaune sur les gens qui attendaient comme lui sous la pendule du grand magasin D.H. Holmes, scrutant la foule à la recherche des signes de son mauvais goût vestimentaire. Plusieurs tenues, remarqua Ignatius, étaient assez neuves et assez coûteuses pour être légitimement considérées comme des atteintes au bon goût et à la décence. La possession de tout objet neuf ou coûteux dénotait l’absence de théologie et de géométrie du possesseur, quand elle ne jetait pas tout simplement des doutes sur l’existence de son âme."


A green hunting cap squeezed the top of the fleshy balloon of a head. The green earflaps, full of large ears and uncut hair and the fine bristles that grew in the ears themselves, stuck out on either side like turn signals indicating two directions at once. Full, pursed lips protruded beneath the bushy black moustache and, at their corners, sank into little folds filled with disapproval and potato chip crumbs. In the shadow under the green visor of the cap Ignatius J. Reilly’s supercilious blue and yellow eyes looked down upon the other people waiting under the clock at the D.H. Holmes department store, studying the crowd of people for signs of bad taste in dress. Several of the outfits, Ignatius noticed, were new enough and expensive enough to be properly considered offenses against taste and decency. Possession of anything new or expensive only reflected a person’s lack of theology and geometry; it could even cast doubts upon one’s soul.



mercredi 6 septembre 2023

Goncourt (Fragonard / Diderot)

Goncourt, Journal 5 décembre 1859 :

"À la fin des sociétés troublées, quand il n'y a plus de doctrines, d'écoles, que l'art est entre une tradition perdue et une tradition qui s'inaugure, il se trouve des décadents singuliers, prodigieux, libres, charmants, des aventuriers de la ligne et de la couleur, qui mêlent tout, risquent tout et marquent toutes choses d'un cachet singulier, corrompu, rare ; brouillons de bonne foi, d'élan, d'abondance, de génie, qui semblent un grand artiste manqué, une imagination qui déborde, etc. Tel Fragonard – le plus merveilleux des improvisateurs parmi les peintres. Je m'imagine Fragonard sorti du même moule que Diderot. Chez tous deux, même feu, même verve. Une page de Fragonard, c'est comme une peinture de Diderot : même ton polissonnant et ému, tableaux de famille, attendrissement de la nature, liberté d'un conte libre. Tous deux se jouant de la forme précise, absolue, de la pensée ou de la ligne. Diderot, parleur sublime plus grand qu'écrivain ; Fragonard, plus dessinateur que peintre. Hommes du premier mouvement, de la pensée jetée toute vive et naissante aux yeux ou à l'idée."    



mardi 5 septembre 2023

Michelet (travail industriel)

Michelet, Le Peuple 1° partie, ch. II : 

"Aujourd'hui de nouveaux métiers se sont créés, qui ne demandent guère d'apprentissage et reçoivent un homme quelconque. Le véritable ouvrier, dans ces métiers, c'est la machine ; l'homme n'a pas besoin de beaucoup de force, ni d'adresse ; il est là seulement pour surveiller, aider cet ouvrier de fer. Cette malheureuse population asservie aux machines comprend quatre cent mille âmes, ou un peu plus. […]… les grands ateliers de filage et tissage, véritable enfer de l'ennui. Toujours, toujours, toujours, c'est le mot invariable que tonne à votre oreille le roulement automatique dont tremblent les planchers. Jamais l'on ne s'y habitue. Au bout de vingt ans, comme au premier jour, l'ennui, l'étourdissement sont les mêmes, et l'affadissement. Le coeur bat-il dans cette foule ? bien peu, son action est comme suspendue ; il semble, pendant ces longues heures, qu'un autre coeur, commun à tous, ait pris la place, coeur métallique, indifférent, impitoyable, et que ce grand bruit assourdissant dans sa régularité n'en soit que le battement. […] Le travail solitaire du tisserand était bien moins pénible. Pourquoi ? c'est qu'il pouvait rêver. La machine ne comporte aucune rêverie, nulle distraction. Vous voudriez un moment ralentir le mouvement, sauf à le presser plus tard, vous ne le pourriez pas. L'infatigable chariot aux cent broches est à peine repoussé, qu'il revient à vous. Le tisserand à la main tisse vite ou lentement selon qu'il respire lentement ou vite; il agit comme il vit ; le métier se conforme à l'homme. Là, au contraire, il faut bien que l'homme se conforme au métier, que l'être de sang et de chair où la vie varie selon les heures, subisse l'invariabilité de cet être d'acier. […] Le rhythme de la navette, lancée et ramenée à temps égaux, s'associait au rhythme du coeur ; le soir, il se trouvait souvent qu'avec la toile, s'était tissue, aux mêmes nombres, un hymne, une complainte. […] Le vide de l'esprit, nous l'avons dit, l'absence de tout intérêt intellectuel est une des causes principales de l'abaissement de l'ouvrier des manufactures. Un travail qui ne demande ni force ni adresse, qui ne sollicite jamais la pensée ! Rien, rien, et toujours rien ! Nulle force morale ne tiendrait à cela !"



lundi 4 septembre 2023

Goncourt (corps et histoire 2/2)

 Goncourt, Journal 19 mars 1857 :

"Les civilisations ne sont pas seulement une transformation des pensées, des croyances, des habitudes d’esprit des peuples, elles sont aussi une transformation des habitudes du corps.

Vous ne trouverez plus sur les corps modernes les attitudes grandies et raidies à Rome par la vie à la dure, en beaux gestes longs et tranquilles, en poses héroïques à larges tombées de plis. Comparez en une sculpture antique, cet éphèbe, assis d’une manière théâtrale sur un siège de fer, à ce jeune seigneur crayonné sur une chaise aux pieds tors par Cochin. Voyez-le ce dernier : il est assis de face, les jambes écartées, la tête de profil rejetée un peu en arrière et regardant de côté, le coude gauche appuyé sur un genou, et la main montant en l’air, où elle joue inoccupée. C’est d’un charmant, d’un coquet, ce seigneur : on dirait un homme rocaille, mais ce n’est pas vraiment le même homme que l’éphèbe romain.

Eh bien, nos corps à nous, nos corps d’anémiés, avec leur échine voûtée, le dandinement des bras, la mollesse ataxique des jambes, n’ont ni la grande ligne de l’antique, ni le caprice du XVIIIè siècle, et se développent d’une manière assez mélancolique sous le drap noir étriqué."


dimanche 3 septembre 2023

Goncourt (corps et histoire 1/2)

Goncourt, Journal 11 mars 1862 : 

"J’ai été voir la fameuse Source de M. Ingres. C'est une restitution d'un corps de jeune fille antique, restitution peinée, lissée, naïvement bête. Le corps de la femme n’est pas immuable. Il change selon les civilisations, les époques, les mœurs. Le corps du temps de Phidias n’est plus un corps de notre temps. Autres mœurs, autre siècle, autre ligne. L’allongement, les grâces élancées de Goujon et du Parmesan, ce n’est que la femme de leur temps, saisie dans l’élégance du type. De même, Boucher ne fait que rendre la caillette du XVIII° siècle, pleine de potelures. Le peintre qui ne peint pas la femme de son temps ne restera pas."     



https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Source_(Ingres)#