samedi 19 novembre 2022

Rilke (animaux)

Rilke : Vergers (poèmes en français))


n° 54, Pléiade p. 1007 : 


J'ai vu dans l'œil animal

la vie paisible qui dure,

le calme impartial

de l'imperturbable nature.

La bête connaît la peur ;

mais aussitôt elle avance

et sur son champ d'abondance

broute une présence,

qui n'a pas le goût d'ailleurs.



n° 57 Pléiade p. 1108 :


La biche 


Ô la biche : quel bel intérieur

d'anciennes forêts dans tes yeux abonde ; 

combien de confiance ronde 

mêlée à combien de peur.

Tout cela, porté par la vive 

gracilité de tes bonds. 

Mais jamais rien n'arrive 

à cette impossessive 

ignorance de ton front.



vendredi 18 novembre 2022

Valéry (animal)

Valéry, Psaume devant la bête, Mélange, Pléiade t. 1 p. 356-357 :


"Plus je te regarde, ANIMAL, plus je deviens HOMME

Et ESPRIT...

Tu te fais toujours plus étrange.

L'Esprit ne conçoit que l'esprit, 

J'ai beau te chercher par l'esprit, 

J'ai beau te guetter en esprit,

T'offrir les présents de l'esprit ;

Origines, dessein, ordre, logique ou cause.

(Ou même quelque hasard, avec tout le temps qu'il faudra ;)

Ô VIE,

Plus je pense, moins tu te rends à la pensée,

Et la moindre bestiole se joue

À être, à ne plus être, à renaître

Tout autrement qu'une pensée...

...Mourir, non moins que naître,

Échappe à la pensée [...]." 


jeudi 17 novembre 2022

Ronsard (vieillesse)

Ronsard, Derniers Vers 1586 :


"Je n'ai plus que les os, un Squelette je semble,

Décharné, dénervé, démusclé, dépulpé,

Que le trait de la mort sans pardon a frappé,

Je n'ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Apollon et son fils deux grands maîtres ensemble,

Ne me sauraient guérir, leur métier m'a trompé,

Adieu plaisant soleil, mon œil est étoupé,

Mon corps s'en va descendre où tout se désassemble.

Quel ami me voyant en ce point dépouillé

Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,

Me consolant au lit et me baisant la face,

En essuyant mes yeux par la mort endormis ?

Adieu chers compagnons, adieu mes chers amis,

Je m'en vais le premier vous préparer la place."



mercredi 16 novembre 2022

Proust (Péguy)

Proust : 


Lettre à Daniel Halévy, vers janvier 1908) :

"Je ne juge jamais un écrivain sur ses défauts mais sur ce qu’il a de meilleur, fût-ce sur une ligne. Or le meilleur de Péguy me semble banal et d’une fausse originalité voulue (fût-ce inconsciemment voulue)."


Lettre à Louis de Robert, 11 janvier 1913 :

"Quant à certaines proses comme celles de M. Péguy par exemple où l’état d’esprit qui est exactement le contraire de l’inspiration et de la solidification artistique, où une espèce d’indolence au cours de laquelle un mot vous en fait imaginer un autre et où on n’a pas le courage de sacrifier ses tâtonnements, je ne peux pas exprimer assez ma stupéfaction de voir que dans des milieux intelligents comme à la Nouvelle Revue Française par exemple, on trouve cela admirable."


Lettre à Jacques Boulenger, 18 avril 1921 :

"J’exècre la littérature du pauvre Péguy et n’ai jamais varié ; Il y a je ne sais combien d’années, Daniel Halévy m’a écrit : « Veux-tu (parce que nous avons été au lycée ensemble, nous nous écrivons « tu ») souscrire aux cahiers d’un de mes amis, Péguy, mais seulement si tu aimes cela. Lis ce cahier. » J’ai lu, j’ai répondu : « Je trouve ton ami sans talent pour telle et telle raison, mais puisqu’il est malheureux, je souscrirai quand même ». Et dès lors mon appartement, qui était à peu près dix fois aussi grand que celui d’aujourd’hui (qui, il est vrai, est un trou à rats), a été encombré par le plus insipide fatras des plus inutiles proses que je sache."


mardi 15 novembre 2022

Flaubert (Trouville)

 Flaubert, lettre à Louise Colet, Trouville, 14 août 1853 : 

 "J'ai passé hier une grande heure à regarder se baigner les dames. Quel tableau ! Quel hideux tableau ! Jadis, on se baignait ici sans distinction de sexes. Mais maintenant il y a des séparations, des poteaux, des filets pour empêcher, un inspecteur en livrée (quelle atroce chose lugubre que le grotesque !). Donc hier, de la place où j'étais, debout, lorgnon sur le nez, et par un grand soleil, j'ai longuement considéré les baigneuses. Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile pour perdre jusqu'à ce point toute notion d'élégance. Rien n'est plus pitoyable que ces sacs où les femmes se fourrent le corps, que ces serre-tête en toile cirée ! Quelles mines ! quelles démarches ! Et les pieds ! rouges, maigres, avec des oignons, des durillons, déformés par la bottine, longs comme des navettes ou larges comme des battoirs. Et au milieu de tout cela des moutards à humeurs froides, pleurant, criant. Plus loin, des grand'mamans tricotant et des môsieurs à lunettes d'or, lisant le journal et, de temps à autre, entre deux lignes, savourant l'immensité avec un air d'approbation. Cela m'a donné envie tout le soir de m'enfuir de l'Europe et d'aller vivre aux îles Sandwich ou dans les forêts du Brésil. Là, du moins, les plages ne sont pas souillées par des pieds si mal faits, par des individualités aussi fétides."


lundi 14 novembre 2022

Nabokov (Proust)

Nabokov, Feu pâle, Pléiade t. III p. 278 : 

[Kinbote parle à Sybil Shade]

"À propos de romans, dis-je, vous vous rappelez qu'un jour, vous, votre mari et moi, nous avions décidé que le chef-d'oeuvre mal dégrossi de Proust était un énorme conte de fées morbide, un rêve de mangeur d'asperges, sans aucun rapport avec des gens plausibles dans quelque France historique que ce soit, un travestissement sexuel et une farce colossale, un vocabulaire et une poésie de génie, mais rien de plus, des hôtesses incroyablement mal élevées, je vous en prie, laissez-moi parler, des invités encore plus mal élevés, des disputes mécaniques et dostoïevskiennes et des nuances tolstoïennes de snobisme répétées et étirées jusqu'à un degré intolérable, d'adorables marines, des avenues attendrissantes, non, ne m'interrompez pas, des effets d'ombre et de lumière rivalisant avec ceux des plus grands poètes anglais, une flore de métaphores qualifiée – par Cocteau, je crois – de "mirage de jardins suspendus", et, je n'ai pas encore fini, une rocambolesque histoire d'amour entre un jeune vaurien aux cheveux blonds (le fictif Marcel) et une invraisemblable jeune fille qui a une poitrine postiche, le cou épais de Vronski (et de Lyovine) et les fesses de Cupidon en guise de joues ; mais — et maintenant, laissez-moi finir en douceur – nous avions tort, Sybil, nous avions tort de refuser à notre petit beau ténébreux le pouvoir d'évoquer l' "intérêt humain" : il est là, il est là – peut-être sous une forme quelque peu XVIIIe siècle, ou même XVII°, mais il est là."


Speaking of novels,” I said, “you remember we decided once, you, your husband and I, that Proust’s rough masterpiece was a huge, ghoulish fairy tale, an asparagus dream, totally unconnected with any possible people in any historical France, a sexual travestissement and a colossal farce, the vocabulary of genius and its poetry, but no more, impossibly rude hostesses, please let me speak, and even ruder guests, mechanical Dostoevskian rows and Tolstoian nuances of snobbishness repeated and expanded to an unsufferable length, adorable seascapes, melting avenues, no, do not interrupt me, light and shade effects rivaling those of the greatest English poets, a flora of metaphors, described – by Cocteau, I think – as ‘a mirage of suspended gardens,’ and, I have not yet finished, an absurd, rubber-and-wire romance between a blond young blackguard (the fictitious Marcel), and an improbable jeune fille who has a pasted-on bosom, Vronski’s (and Lyovin’s) thick neck, and a cupid’s buttocks for cheeks; but – and now let me finish sweetly – we were wrong, Sybil, we were wrong in denying our little beau ténébreux the capacity of evoking ‘human interest’: it is there, it is there – maybe a rather eighteenth-centuryish, or even seventeenth-centuryish, brand, but it is there.


dimanche 13 novembre 2022

Amiel (sexe)

Amiel, Journal intime, 6 octobre 1860 :

"Mais comment dois-je appeler l'expérience de ce soir ? est-ce une déception, est-ce un enivrement ? ni l'un ni l'autre. J'ai eu pour la première fois une bonne fortune, et franchement, à côté de [ce] que l'imagination se figure ou se promet, c'est peu de chose. C'est quasi un seau d'eau fraîche. J'en suis bien aise. Cela m'a refroidi en m'éclairant. La volupté elle-même est aux trois quarts ou plus encore dans le désir, c'est-à-dire dans l'imagination. La poésie vaut infiniment mieux que la réalité. Mais l'intérêt vif de l'expérience est essentiellement intellectuel ; je puis enfin raisonner sur la femme sciemment, sans cette demi-niaiserie de l'ignorance, ou cette idéalisation fautive de la pensée, qui m'ont gêné jusqu'ici. Je vois le sexe entier avec le calme d'un mari, et je sais maintenant que, pour moi du moins, la femme physique n'est presque rien."