lundi 14 novembre 2022

Nabokov (Proust)

Nabokov, Feu pâle, Pléiade t. III p. 278 : 

[Kinbote parle à Sybil Shade]

"À propos de romans, dis-je, vous vous rappelez qu'un jour, vous, votre mari et moi, nous avions décidé que le chef-d'oeuvre mal dégrossi de Proust était un énorme conte de fées morbide, un rêve de mangeur d'asperges, sans aucun rapport avec des gens plausibles dans quelque France historique que ce soit, un travestissement sexuel et une farce colossale, un vocabulaire et une poésie de génie, mais rien de plus, des hôtesses incroyablement mal élevées, je vous en prie, laissez-moi parler, des invités encore plus mal élevés, des disputes mécaniques et dostoïevskiennes et des nuances tolstoïennes de snobisme répétées et étirées jusqu'à un degré intolérable, d'adorables marines, des avenues attendrissantes, non, ne m'interrompez pas, des effets d'ombre et de lumière rivalisant avec ceux des plus grands poètes anglais, une flore de métaphores qualifiée – par Cocteau, je crois – de "mirage de jardins suspendus", et, je n'ai pas encore fini, une rocambolesque histoire d'amour entre un jeune vaurien aux cheveux blonds (le fictif Marcel) et une invraisemblable jeune fille qui a une poitrine postiche, le cou épais de Vronski (et de Lyovine) et les fesses de Cupidon en guise de joues ; mais — et maintenant, laissez-moi finir en douceur – nous avions tort, Sybil, nous avions tort de refuser à notre petit beau ténébreux le pouvoir d'évoquer l' "intérêt humain" : il est là, il est là – peut-être sous une forme quelque peu XVIIIe siècle, ou même XVII°, mais il est là."


Speaking of novels,” I said, “you remember we decided once, you, your husband and I, that Proust’s rough masterpiece was a huge, ghoulish fairy tale, an asparagus dream, totally unconnected with any possible people in any historical France, a sexual travestissement and a colossal farce, the vocabulary of genius and its poetry, but no more, impossibly rude hostesses, please let me speak, and even ruder guests, mechanical Dostoevskian rows and Tolstoian nuances of snobbishness repeated and expanded to an unsufferable length, adorable seascapes, melting avenues, no, do not interrupt me, light and shade effects rivaling those of the greatest English poets, a flora of metaphors, described – by Cocteau, I think – as ‘a mirage of suspended gardens,’ and, I have not yet finished, an absurd, rubber-and-wire romance between a blond young blackguard (the fictitious Marcel), and an improbable jeune fille who has a pasted-on bosom, Vronski’s (and Lyovin’s) thick neck, and a cupid’s buttocks for cheeks; but – and now let me finish sweetly – we were wrong, Sybil, we were wrong in denying our little beau ténébreux the capacity of evoking ‘human interest’: it is there, it is there – maybe a rather eighteenth-centuryish, or even seventeenth-centuryish, brand, but it is there.